On ira vers un pays inconnu cette semaine au cinéma. Entre autres…
Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel
Athènes, de nos jours. Réfugiés palestiniens, Chatila et Reda rêvent de pouvoir passer en Allemagne afin d’ouvrir un petit troquet. Mais pour cela, il leur faut se procurer de faux papiers, ce qui réclame de trouver beaucoup d’argent. Enchaînant les activités illicites, ils sont sur le point de réunir le magot quand Reda dilapide le tout pour satisfaire sa dépendance à la drogue. Mais Chatila ne manque pas d’imagination pour parvenir à ses fins. Quitte à passer du côté obscur…

« Encore un film sur la situation des réfugiés ? » Oui, plus que jamais. D’autant que cette problématique n’a pas hélas pas fini d’être d’actualité. Mise sur le devant de la scène par les bouleversements politico-religieux depuis le début du siècle, elle s’est amplifiée avec les conflits actuels au Moyen-Orient et en Ukraine et devrait s’accélérer avec (au moins) les évolutions climatiques défavorables. Évoquer ces réalités à l’écran n’est donc faire preuve de misérabilisme, ni de tiers-mondisme, maisdavantage poser des questions universelles, en rappelant au passage que, comme l’écrivait Aragon, « Rien n’est jamais acquis/À l’homme ni sa force/Ni sa faiblesse ».
Partir un jour ?
Vers un pays inconnu affiche toute l’incertitude du voyage tant convoité, mais porte également entre les lignes l’espoir d’un Eldorado pour Chatila et Reda. Et le prix à payer doit être à la hauteur du sacrifice consenti : quitter leur terre, leur famille — et leur mentir en prétendant que tout se passe bien. C’est aussi pour les deux cousins renoncer à leur intégrité morale puisqu’ils commettent des larcins médiocres (vols de sac à main) pour survivre dans leur squat grec, la nécessité immédiate faisant loi…
Par expérience, le spectateur suppose que leur quête principale est vouée à l’échec, plombée par le comportement addictif de Reda, maillon faible du duo aux fréquentations aussi fiables que des planches pourries. Reste à savoir de quelle manière l’issue se produire : trahison, overdose, un mixte des deux… Si ce film ne s’en tenait qu’à ça — une sorte de transposition contemporaine de Macadam Cow-boy où un duo fauché viserait le nord plutôt que le sud —, il serait convenu tant le sujet a déjà été, y compris dans son aspect “dogs eat dogs” où les plus mal lotis s’entredéchirent et s’exploitent (voir chez Loach).
Mais Mahdi Fleifel parvient ici à dépasser cette trame dramatique classique en truffant le parcours de Chatila et Reda de bifurcations inattendues : le surgissement d’un enfant réfugié qui conduit à l’élaboration d’une nouvelle stratégie, la fréquentation d’une femme apparemment crédule, entre autres rebondissements. Loin de trahir l’indécision du cinéaste dans la maîtrise de son récit, ces changements de direction font écho à l’urgence ainsi qu’au besoin vital de saisir une opportunité, même mauvaise, parce qu’elle se présente. La pensée s’absout alors de toute considération morale.
À la fois bourré de suspense et documenté “sur le réel”, Vers un pays inconnu cumule donc les qualités — voilà pour celles et ceux qui redoutent un sujet rebattu. Ajoutons qu’il se déroule dans un contexte géographique peu représenté, la Grèce, et offre une photo particulièrement soignée dont la beauté tragique irradie les ultimes plans du film.

Vers un pays inconnu (To a Land Unknown) de Mahdi Fleifel (Fr.-All.-Gr.-P.-B.-Pal.-Qat.-Ar.Sao.-G.-B.., 1h46) avec Mahmood Bakri, Aram Sabbah, Mohammad Alsurafa… En salle le 12 mars 2025.
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On ira de Enya Baroux
Condamnée par la récidive d’une sale maladie, Marie ne veut plus lutter. À 80 ans, elle a décidé d’en finir en se faisant euthanasier en Suisse. Mais elle n’arrive pas à le dire ni à son fils — un grand gaillard père célibataire enferré dans ses problèmes de fric et son immaturité — ni à sa petite-fille, un ado mal dans sa peau. Malgré les conseils de Rudy, un aide-soignant piégé par la situation, elle repousse l’annonce et embarque tout ce petit monde vers la Suisse — Rudy compris — en prétextant un soudain héritage. La route sera pavée de mensonges et de dissimulations…

Bien qu’un peu surévalué, Little Miss Sunshine a néanmoins eu ce grand mérite de rendre le road movie populaire et familial. Jadis pré carré du cinéma d’auteur, ce genre hérité du roman d’apprentissage et du récit initiatique se prêtait davantage au drame qu’à la comédie, fût-elle voilée par des ombres tragiques. À sa manière, Enya Baroux s’inscrit dans le sillage de Jonathan Dayton & Valerie Faris et de l’équipée cahoteuse de sa tribu de branquignols — à laquelle s’est greffé malgré lui le malheureux aide-soignant. Certe, la passagère vedette du convoi est ici la plus âgée, en route pour son ultime expédition non pour conquérir un titre de reine de beauté, mais dans tous les cas la balade demeure un prétexte ; comme l’a écrit Philippe Pollet-Villard, « dans un voyage ce n’est pas la destination qui compte mais le chemin parcouru, et les détours surtout. »
De l’avis de la mort
Au centre du jeu, 🔗Hélène Vincent — dont on aurait tant aimé qu’elle décroche enfin le César pour son rôle dans 🔗Quand vient l’automne de François Ozon — endosse ici un rôle qu’elle avait déjà approché dans un presque huis clos mutique, Quelques heures de printemps (2012) de Stéphane Brizé. Le choix de mourir de son personnage provoquait alors chez son fils (incarné par Lindon) toutes les étapes du deuil avant même le trépas : colère, déni, transaction etc. Ici, la promiscuité camping-car n’empêche certes pas les non-dits mais permet, à l’image du voyage, de prendre des chemins de traverse ; des voies de contournement avec la vérité engendrant quiproquos et surtout mises à plat nécessaires avant le dernier au revoir.
Primée au Festival de la comédie de l’Alpe d’Huez ex-æquo avec la jeune Juliette Gasquet, Hélène Vincent touche davantage qu’elle provoque des éclats de rire en composant sur cette partition délicate de menteuse. Les deux vis-à-vis masculins sont pareillement bien choisis et complémentaires : Pierre Lottin, confirmant sa stature de néo-Clovis Cornillac dans le registre caméléon populaire et David Ayala, lui aussi second rôle passe-partout incontournable cette année. Outre 🔗Miséricorde, on le verra bientôt dans Ma mère, Dieu et Sylvie Vartan.
La tradition veut qu’un premier film soit pétri d’intentions personnelles, pour ne pas dire autobiographique. Enya Baroux n’y coupe pas en avouant que son scénario s’inspire du lien qu’elle entretenait avec sa propre grand-mère. Cathartique sans doute, respectueux en tout cas, le travail d’écriture qu’elle a entrepris aboutit à un film sans poésie mièvre, ni plombant, sur un sujet de société évité comme la peste et qui complète en version grand public le Costa-Gavras 🔗Le Dernier Souffle. Peut-être que cette convergence non anodine incitera les législateurs à se repencher sur la question…

On ira de Enya Baroux (Fr., 1h37) avec Hélène Vincent, Pierre Lottin, David Ayala, Juliette Gasquet… En salle le 12 mars 2025.