En retraçant dans 🔗Je suis toujours là le parcours de Eunice Paiva, avocate dont le mari disparut après avoir été enlevé par la police, le Brésilien Walter Salles plonge à la fois dans ses souvenirs d’enfance et la mémoire mal cicatrisée des années de dictature. Son film, qui a valu à Fernanda Torres le Golden Globe de la meilleure actrice, est un triomphe au Brésil. Rencontre.
Vous voici de retour à la fiction après une dizaine d’années d’attente avec un film qui, justement, parle beaucoup d’attente. Le sujet politique, ainsi que la situation politique du Brésil, ont-ils quelque chose à y voir ?
Walter Salles : Je me suis dirigé vers le documentaire comme je le fais toujours après des films de fiction — j’apprends énormément avec le documentaire. J’ai pu en faire un sur Jia Zhangke pendant ces années-là — et je pense qu’il y a des échos, des échanges dans ce documentaire qui se retrouvent dans ce film d’une manière ou d’une autre. Pendant cette période, j’ai aussi développé des scénarios originaux. Mais la réalité brésilienne changeait plus rapidement que ce que j’essayais de décrire. Ça m’a donné l’impression d’être dans une espèce de mouvance très difficile à capturer dans le territoire de la fiction. J’ai fait une série documentaire sur un joueur de football, Sócrates, à l’origine du processus de la redémocratisation brésilienne. Donc, j’ai côtoyé un peu le thème de ce film à travers le sport et le personnage public de Sócrates.
J’ai toujours été attiré dans la fiction par cette rencontre entre l’histoire des personnages et l’histoire collective. Dans Central do Brasil, la quête du père a toujours été pour moi aussi la quête d’un pays possible, après ce qui avait été vécu durant toutes ces années. Le livre me donnait des couches d’interprétation et surtout la possibilité de comprendre quel avait été le rôle d’Eunice dans cette famille privée d’un père. Je connaissais mal cette partie de l’histoire, en fait. On savait tous quelle était l’origine de la tragédie qui avait touché la famille, mais la forme de résilience, de réinvention qu’Eunice a menée était peu connue. Le livre a ouvert la possibilité de regarder ces couches un peu souterraines vraiment fascinantes.
En 2015, Marcelo [Paiva, le fils d’Eunice et Rubens Paiva, NDR] a écrit ce livre lumineux qui retrace la mémoire de cette famille pendant la dictature militaire, mais aussi au-delà. Et le livre ouvrait la possibilité de suivre en même temps une histoire personnelle et l’histoire du pays. À travers le microcosme de cette famille, il y avait un autre reflet, plus large : celui du Brésil pendant la plus longue dictature militaire du siècle puisqu’elle a duré 21 ans, de 1964 à 1985.
Au début, l’adaptation, n’a pas été facile — cela explique qu’elle ait duré sept ans. Et pour revenir à votre question, elle a aussi duré sept ans parce qu’on a eu quatre ans de silence du cinéma brésilien, avec une double pandémie : la pandémie, littéralement parlant, avec un gouvernement négationniste et puis la pandémie politique, évidemment. Le film s’est un peu prolongé… et ce n’est peut-être pas plus mal, parce que je ne pense pas que j’aurais la maturité nécessaire. pour faire une partie du film si je l’avais fait trop tôt. Et ce qui devait pour moi être un film offrant un reflet sur notre passé est devenu très rapidement un film sur le présent — et sur le futur qu’on peut redouter ou désirer.
Comment avez-vous fait pour trouver la bonne distance avec ce sujet, étant donné que vous connaissiez intimement la famille Paiva ?
C’est une bonne question. C’est pour cela que j’ai eu un doute au début : est-ce que je pouvais être autorisé à raconter cette histoire ? Marcelo m’a un peu libéré. Étant écrivain et scénariste, il a lu les différentes versions du scénario : lui aussi avait la bonne distance et ça m’a beaucoup aidé. Il disait tout le temps : « il y a trop de dialogue » Et c’était vrai : j’ai coupé beaucoup de dialogue au montage (rires)
Avec Marcelo, on s’est beaucoup plus vus, parce qu’il a publié un livre fondamental pour comprendre ce qui s’était passé juste après la redémocratisation lors de son accident. Il a écrit Feliz Ano Velho — “Joyeux vieil an” — qui est devenu un livre fondamental pour comprendre la jeunesse à ce moment-là au Brésil.
Fernanda Torres s’est-elle immédiatement imposée à vous pour le rôle d’Eunice Paiva ?
Pas immédiatement, mais rapidement. Parce que j’aime bien l’idée que ce soit un film sur une famille, fait par une famille de cinéma. J’ai beaucoup d’admiration pour les familles de cinéma de Cassavetes ou de Truffaut : il y a cette idée de retrouver des personnages — ou sinon les acteurs pour les faire vivre d’autres personnages dans le temps. Avec Fernanda Torres, j’avais fait Terre Lointaine (1995) qui est pour moi un film “inaugural” où j’ai réussi à décliner dans la fiction le plaisir que j’avais dans le documentaire. Jusqu’à ce moment-là, je ne ressentais pas cette possibilité. Fernanda a été un peu co-autrice de ce film fondateur.
Mon seul doute était lié au fait que depuis 20 ans, elle était surtout devenue écrivaine et qu’elle faisait beaucoup de comédies très intelligentes, très fines et qui avaient beaucoup de succès. Je me suis donc demandé si ce défi l’intéresserait. On s’est rencontrés — on est très amis — et on s’est dits : « soyons clairs l’un envers l’autre. Est-ce que c’est quelque chose qui peut t’intéresser ? » Et je pense qu’elle a aimanté le film ; elle m’a énormément aidé à réussir dans la retenue qui était propre à Eunice. Dans le fait qu’il y ait tout le temps une espèce de volcan qui bouillonne mais qui n’est jamais en éruption — Eunice ne s’est jamais laissée voir, ni photographier en train de pleurer. Comme Fernanda le dit : « on est dans la tragédie. pas dans le mélodrame. » D’ailleurs, chez Hécube, on ne pleure pas.
Dans cette fréquence qui n’est pas très large, Fernanda a donc réussi à donner des couches d’interprétation très fines. On le voit par exemple dans le premier interrogatoire : elle comprend que son mari ne lui avait caché des tas de choses et il faut en même temps qu’elle résiste à l’acte d’oppression et de violence qui la frappe à ce moment. Fernanda était vraiment fondamentale pour le film. En plus, on a eu la chance d’avoir Fernanda Montenegro, sa mère, pour la fin du film…
Vous avez dirigé de jeunes comédiens ; la plupart font leurs débuts à l’écran. Comment avez-vous travaillé avec eux ?
Le jeune garçon a été trouvé à la plage quand on était en repérage ; la petite jeune fille dans une école, mais elle faisait pas de théâtre On a passé 6-7 mois à faire des tests. Il y avait un point commun entre eux : ils n’avaient pas de téléphone et n’étaient pas lié aux réseaux sociaux. Ils avaient de l’imagination, peut-être à cause de cela — mais je veux pas être. trop binaire dans ce raisonnement. Ils avaient une énorme concentration qui nous a beaucoup aidés.
Le fait qu’on ait tourné chronologiquement, aussi. C’est quelque chose que je fais depuis Central do Brasil quand il y a un enfant. De telle manière à ce que l’acteur ne sache jamais plus ce qui se passe au jour du tournage. Sinon, si on explique que le père va disparaître, il va être “enceint” de cette information et cela imprègnera sa manière de s’exprimer, de regarder le père ; sa relation avec le père elle-même serait transformée. Ils n’auraient pas eu cette vivacité, ce côté d’improvisation qu’on essayait — il y en a beaucoup au début du film aussi. Les scènes du déjeuner sont improvisées, par exemple. La scène du déjeuner à la fin l’elle aussi, partiellement. Une bonne partie des personnes qui apparaissent à l’écran sont de la famille que Marcelo a amenée.
L’improvisation n’est possible que si tout le monde fait le même film. Tarkovski a dit quelque chose que je n’ai jamais oublié : « un film ne commence à exister que si tout le monde, derrière ou devant la caméra, est dans la même artère du film » La manière dont on a soudé la famille au début, comment petit à petit on a amené une équipe qui n’était vraiment pas nombreuse — une quinzaine de personnes sur le set en intérieur, pas plus — à créer une espèce de veine ou d’artère, où tout le monde regardait dans la même direction. C’est ça qui permet l’improvisation. Parce que quand quelque chose de solide est en place, on peut bifurquer. Comme dans le jazz : si on connaît un peu les notes, on peut bifurquer.
Avez-vous puisé dans vos souvenirs d’enfant pour restituer les instants de liberté entre enfants et parents que l’on voit dans le film ?
Oui, oui, mais en même temps, je les ai beaucoup découverts dans cette maison au centre du film. La sœur de Marcelo nous avait dessiné où étaient tous les meubles, etc. Je me souviens d’une partie, mais ma mémoire n’est pas si bonne, mais pas du reste. Et j’ai essayé de créer une habitude dans cette famille. Par exemple, les enfants ont été invités à terminer les murs de leur chambre, etc. C’était leur décision d’acteurs mais déjà de personnages. Il y a donc là une espèce de vécu. Et dans les scènes qu’on a écrites, qui précèdent le film, il y avait même des moments de tension et de rupture qui étaient un peu dans un vécu qui précède le tout début du film.
Cette époque d’un “Brésil possible” est magnifiée à l’écran : l’image est splendide, solaire, lumineuse. Et plus le film se rapproche de notre époque contemporaine, moins l’image semble belle. Elle paraît plus fade. On s’éloigne de l’image de la pellicule du Cinéma Novo pour arriver à l’ère du numérique…
On maintient la pellicule mais l’option était justement d’utiliser un film plus proche du numérique. Tout le début du film est à 500 ASA, pour qu’on ait vraiment de la texture, du grain. Quand la police militaire rentre dans la maison, on a poussé le négatif d’un stop. Et quand on rentre dans la prison, on a poussé de deux stops. De manière à créer une espèce de décomposition de l’image, et à donner sensoriellement une impression de pression plus large. Quand le film est poussé, il y a une décantation d’un peu tout : le grain vient…
Pour les séquences 25 ans plus tard, on a changé les objectifs — qui étaient des objectifs des années 1970 — pour des objectifs des années 1990 et pour un film qui a moins de grain. De là, l’impression du passage de temps. On a beaucoup travaillé pour que le film puisse être traduit dramaturgiquement, mais aussi sensoriellement. Ces choix de grammaire cinématographique ont été importants.
Votre film est un succès au Brésil. Vous y attendiez-vous ?
Je pense qu’il y a eu d’abord un retour à l’expérience collective de la salle. Voir le retour de plusieurs générations au cinéma pour avoir une expérience collective au Brésil est vraiment l’un des plus beaux cadeaux qu’on puisse recevoir. Le cinéma redevient un lieu de dévoilement du monde, ce qui a conduit plusieurs générations au cinéma. Ce n’était pas évident après ce qui s’est passé au Brésil et les quatre ans de silence, les salles vraiment vides… Pour les doubles raisons qu’on a évoquées. Là, avec moins de salles, elles sont vraiment pleines.
Le film devance les blockbusters américains. C’est vraiment dû au désir de voir un reflet du pays : ce qu’il a été, ce qui a été perdu aussi ; ce qu’il en est et ce qu’il peut (ou pas) être.
; je ne sais pas si c’est le cas, mais le fait est que de voir que le cinéma peut être encore au centre des débats est vraiment intéressant. Et c’est ce qui se passe au Brésil aujourd’hui.
Et puis le Brésil a eu l’information en novembre dernier qu’il y a eu une tentative de coup d’État, avec tentative d’assassinat de Lula, du vice-président, du président de la Cour suprême…. Pour la première fois, quatre militaires ont été arrêtés. Le thème du film devient encore plus réel. Parce qu’au contraire de de l’Argentine et du Chili, on n’a pas établi une ligne entre le passé et le présent : on n’a pas jugé les crimes commis pendant la dictature militaire au Brésil. sous prétexte d’une amnistie. Et du coup, une partie de notre passé a été mise sous le tapis.
Là, c’est un peu comme si on levait une petite partie, on donnait un reflet possible de ce passé. Beaucoup de réalisateurs commencent à regarder vers le passé pour comprendre un peu notre présent. Dont un ami qui est un très grand réalisateur, Kleber Mendoça Filho, qui vient de tourner un film sur cette période.
En êtes-vous coproducteur ?
Non, j’étais coproducteur d’un autre de ses films [Aquarius, NDR], mais je ne suis pas coproducteur de celui-là. Je suis juste un fan (sourire).
Je suis toujours là (Ainda Estou Aqui) de Walter Salles (Br.-Fr., 2h15) avec Fernanda Montenegro, Fernanda Torres, Selton Mello… En salle le 15 janvier 2025.