Un conte jurassien autour du comté et une revanche de femmes sont à l’affiche en cette semaine cinématographique. Entre autres…
Vingt dieux de Louise Courvoisier
À peine sorti de l’adolescence, Totone vit un drame qui le propulse soutien de famille. Il abandonne donc sa vie de jeune patachon écumant les bals jurassiens pour s’occuper de sa petite sœur. Son caractère impétueux ne lui permettant pas de conserver longtemps son boulot, il se fixe un objectif ambitieux : décrocher le prix du meilleur Comté de la région afin d’empocher la prime allouée au vainqueur — 30 000 euros. Seul problème : Totone ne sait pas faire de Comté et ne dispose pas de lait. Il va falloir en trouver…
Longue est désormais la liste des œuvres du cinéma français émergeant se penchant sur la ruralité contemporaine. Et cela ne doit sans doute rien au hasard : l’actualité nous renvoie aux problématiques rencontrées par le monde paysan — parfois partagées par les tenants de l’agro-industrie, comme dans le cas du traité du Mercosur — ; autant de faits humains réels susceptibles d’être racontés à l’écran. Ce qui, au passage, renouvelle les décors et la perception jacobine d’un pays urbano-centré où l’on raisonne avec obstination entre “capitale” et “France et territoires” ; le terme “province” étant aujourd’hui considéré comme péjoratif.
Comme 🔗Miséricorde cette année, mais aussi Petit Paysan d’Hubert Charuel (2017) La Terre des hommes (2020) de Noël Marandin et tant d’autres, Vingt dieux ne folklorise pas la campagne : il s’inscrit dans son terroir et s’en revendique pour en extraire un récit-chronique du quotidien ; de la vie et rien d’autre. Pas de fausse pudeur, pas d’enjolivement ni de misérabilisme : les personnages se confondent certainement avec des figures réelles du cru et les comédiens (amateurs) qui leur prêtent leurs traits leur abandonnent sans doute un peu de ce qu’ils sont dans le civil. À commencer par leur accent franc-comtois natif, meilleur gage d’authenticité pour le dialogue que la moindre réplique écrite. Au reste, le titre lui-même entre interjection et juron, est un marqueur local aussi signifiant que la zone AOP du Comté.
Une bonne tranche
Louise Courvoisier a été bonne école (et on ne parle pas ici de la CinéFabrique lyonnaise où elle a fait ses classes) en composant ce double récit d’apprentissage sur fond verdoyant. Car sa quête du Graal fromager un brin canaille — il s’agit tout de même d’aller piquer en douce le lait d’une exploitante pour fabriquer la meule de concours — présente un cousinage avec le chapardage de whisky ourdi par une bande de pieds nickelés dans La Part des anges (2012) de Ken Loach. Dans les deux cas, le côté bon enfant de l’organisation du larcin sert de prétexte à une peinture sociale autrement plus sombre : il s’agit là de survie, non de grand banditisme ni de crime organisé.
Et puis, il y a ce qu’on ne réduira pas à un female gaze, pour ne pas enfermer la réalisatrice dans un périmètre de porteurs de pancartes alors que ce n’est sans doute pas son intention : sa manière de considérer les personnages masculins et féminins ainsi que leurs relations respectives. Vision contemporaine, assurément, puisque sont intégrées des situations de parité professionnelle ou amoureuse, où l’ascendant n’est plus lié à une virilité rétrograde — celle-ci ne conduit qu’à se précipiter imbibé dans le fossé. Louise Courvoisier n’idéalise pas cette jeune génération, mais elle la montre dans l’acceptation de ses failles, de ses faiblesses, de ses désarrois et des échecs qu’elle accumule. Ça change des super-héros, faux rôle modèles à qui tout réussit, inaccessibles étoiles d’un ciel numérique. À leur vert de synthèse, on préfère de loin celui des prairies du Jura.
Vingt dieux de Louise Courvoisier (Fr., 1h30) avec Clément Faveau, Maïwène Barthélemy, Luna Garre, Mathis Bernard, Dimitry Baudry… En salle le 11 décembre 2024.
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Les Femmes au balcon de & avec Noémie Merlant
Un été caniculaire à Marseille. Nicole, autrice en panne d’inspiration, et Ruby, camgirl décomplexée, partagent un appartement donnant sur cour ainsi que sur l’immeuble d’en face où vient de s’installer un nouveau voisin — un photographe au physique avantageux. Tout se précipite lorsque Nicole, actrice, débarque en catastrophe chez Ruby et Nicole après un problème personnel. Puis quand le voisin invite Ruby à une séance shooting qui se termine mal. Les trois amies se trouvent liées par un pacte de sang, au bord du paranormal…
Explicitement pensé comme un contrechamp au Fenêtre sur cour d’Hitchcock — où les voyeuses seraient ici face à l’objectif plutôt que derrière et autrices d’un meurtre au lieu d’en être les témoins —, le deuxième long métrage de Noémie Merlant ne fait pourtant pas du thriller le centre de son propos. Irréductible à un seul genre, Les Femmes au balcon glisse en effet d’une chronique à la tonalité fantaisiste au drame noir fantastique en quelques instants. Cette succession de registres visent moins à créer des ruptures de ton qu’à servir de véhicule au sujet principal : la dénonciation des (multiples) violences faites aux femmes.
Le Pedro d’à-côté
Dans ce film qu’on devine cathartique, la comédienne-cinéaste ne s’épargne rien — et de fait, ne nous épargne rien dans le catalogue de ces violences “ordinaires”. Et si elle règle ici des comptes avec des événements douloureux, c’est en transfigurant la réalité et en rêvant un monde apaisé (apparaissent comme bien utopique aujourd’hui) où les femmes pourraient arpenter les rues nuitamment sans haine ni crainte. On n’y est pas encore
Ni la sincérité de l’autrice et de ses comédiennes, ni l’intention ne sauraient être remises en question. En revanche, sa forme très (trop) hybride altère la lisibilité des Femmes au balcon, parasité notamment par des emprunts ou références appuyées à Almodóvar — tailleur écarlate, coupe peroxydée, Noémie Merlant est un clone de Marisa Paredes évoluant de surcroît dans un décor aux couleurs ultra-vitaminées — donne un pesant sentiment de cinéma “sous influence” d’autant plus paradoxal que l’idée générale est de s’abstraire des tutelles patriarcales ! Cette fâcheuse discordance est heureusement compensée par l’hallucinant travail sur l’image de Evguenia Alexandrovna, qui sait faire éprouver la moiteur troublante de cet été entre veille et cauchemar, ainsi que la complicité perceptible du trio d’interprètes. Ça ne suffit hélas pas pour convaincre pleinement.
Les Femmes au balcon de & avec Noémie Merlant (Fr., 1h43) avec également Souheila Yacoub, Sanda Codreanu, Lucas Bravo… En salle le 11 décembre 2024.