Une course-poursuite en Asie, une greffe fraternelle, des prisonnières et des drama queens investissent les salles cette semaine. Entre autres…
Grand Tour de Miguel Gomes
1918. Expatrié en Asie, le Britannique Edward Abbott est fiancé depuis sept ans à Molly Singleton. Lorsque celle-ci lui annonce son arrivée à Rangoon, Edward quitte précipitamment la Birmanie et entame un voyage sans but à travers les pays asiatiques. Singapour, Thaïlande, le Japon, les Philippines, la Chine, le Vietnam vont ainsi se succéder, au gré des hasards. Avec, à chacune des étape, la même surprise pour Edward : le fait que Molly parvienne sans encombre à retrouver sa trace et à lui transmettre un message promettant son arrivée imminente…
Collage bizarre d’ambiances tenant de l’évocation ou du conte oral ressuscité par bribes, Grand Tour peut dérouter par son enchevêtrement d’images et de sons parfois étrangers les uns aux autres. Et ce, dès l’ouverture de ce film en noir et blanc lorsque des plans en couleur de l’Asie contemporaine totalement déconnectés de l’histoire sont accompagnés par des voix off détaillant les étapes du voyage d’Edward et ses affects — voix qui de surcroît changent et changent d’idiome au fur et à mesure qu’Edward traverse les frontières. Rappelant la narration décentrée chère à Terrence Malick, ce procédé s’avère une efficace mise en condition pour le spectateur qui peut, en phase avec le protagoniste, faire l’expérience de la désorientation et d’une forme d’abandon. Après tout, le principe d’un “Grand Tour” est de se trouver soi-même au terme d’un voyage initiatique…
Ils voyagent en solitaire
Miguel Gomes double son évasion spatiale d’une forme de délocalisation temporelle en bousculant les référentiels visuels. Son récit se déroulant en 1918 est “plastiquement” marqué par un noir et blanc lui conférant une forme de patine ; et si les décors et costumes confirment en règle générale l’inscription dans ce début de XXe siècle, de nombreuses vues de l’Asie d’aujourd’hui s’invitent à l’écran. Des paysages urbains dont la modernité anachronique (ou prophétique) est invisible aux yeux d’un Edward aveuglé par son désir de fuite. La confusion des époques prend tout sens lorsque l’on constate que déjà en 1918 comme aujourd’hui, il est impossible à un individu d’aller aux confins du monde sans être immédiatement retrouvé.
Le cinéaste travaille également le temps dans sa matière filmique, scindant son film en deux parties globalement égales et successives alors qu’elles se déroulant concomitamment. À la dérobade sans but d’Edward succède l’obstinée poursuite de Molly, figure romanesque appelant un traitement plus fécond en rebondissements — et en domestication habile du hasard. En résulte une double boucle hypnotique dans laquelle il n’est pas dit que tout le monde puisse embarquer. Mais cela vaut la peine d’essayer.
Grand Tour de Miguel Gomes (Fr.-It.—Port.-All.-Jap.-Chi, 2h08) avec Gonçalo Waddington, Crista Alfaiate, Teresa Madruga… En salle le 27 novembre 2024.
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En fanfare de Emmanuel Courcol
Chef d’orchestre internationalement reconnu, Thibaut apprend qu’il est gravement malade et qu’une greffe de moelle osseuse pourrait le sauver. Si la probabilité de trouver un donneur compatible est plus forte au sein d’une fratrie, Thibaut déchante lorsqu’il apprend à cette occasion qu’il a été adopté. Dans son malheur, il découvre qu’il a un frère, Jimmy, dont il a été séparé enfant, élevé à mille lieues de sa famille bourgeoise. Hasard ou coïncidence, Jimmy est aussi un musicien d’exception, exerçant ses talents au sein d’une fanfare du nord de la France…
Scénariste chevronné venu à la réalisation sur le tard, Emmanuel Courcol pensait sans doute tenir un succès imparable avec son précédent long métrage, Un triomphe, comédie sociale inspirée d’un fait divers authentique ambiancée « à la Loach » et proposant à une flopée d’acteurs menée par Kad Merad des tas de morceaux de bravoure. Sans démériter au box-office — sa sortie entre deux confinement n’aidant pas — ce film n’a pas eu les résultats escomptés. Mais convenons qu’il était tissé de grosses ficelles quand il ne tirait pas avec insistance sur la corde sensible.
De concert
Emmanuel Courcol en aurait-il tiré des leçons pour En fanfare ? Construit sur le même principe de la “belle histoire” visant à toucher le spectateur et emporter le public dans un climax collectif final, ce nouveau film reprend pourtant des ingrédients similaires (arrière-plan familial compliqué semé de ruptures, l’art comme vecteur d’émancipation sociale, la question du déterminisme…). Et s’il suit ici une ligne narrative des plus conventionnelles, il se dégage de Thibaut et Jimmy une émotion qui faisait défaut dans Un triomphe.
Est-ce dû à la force du buddy movie jouant sur les caractères opposés — donc complémentaires — ? Ou bien à l’alchimie particulière se dégageant de la paire de comédiens réunis à l’écran et partageant au-delà de l’affiche une authentique complicité musicale ? Benjamin Lavernhe, Pierre Lottin jouent de fait de concert une partition équilibrée ménageant solos, duos et tutti avec une complicité de virtuoses habitués à partager l’affiche au sein d’ensembles symphoniques. Rien d’étonnant quand on sait que Lavernhe est rompu à l’exercice au Français et Lottin familier de l’exercice de la troupe depuis Les Tuche.
Comédie sociale à nouveau et mélodrame en sus, En fanfare tient la route et la note. Prouvant qu’en cinéma comme en musique, il faut parfois de nombreuses répétitions avant de parvenir à sonner plus juste.
En fanfare de Emmanuel Courcol (Fr., 1h42) avec Benjamin Lavernhe, Pierre Lottin, Sarah Suco… En salle le 27 novembre 2024.
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Rabia de Mareike Engelhardt
Lassée par sa vie d’aide-soignante et son absence de perspectives, Jessica a préparé en secret avec sa copine Leïla son départ pour la Syrie. Séduite à l’idée de devenir la seconde épouse d’un combattant fondamentaliste, elle atterrit dans la “Maison” dirigée d’une main de fer par Madame, une rouée rabatteuse fournissant chair fraîche et procréatrices à l’envi aux combattants. Lorsqu’elle comprend que ses illusions se sont fracassées, Jessica — devenue Rabia — décide de devenir aussi dure et inflexible que Madame…
« Tiré de faits réels » est-il annoncé en préambule. Sous l’égide de la fiction, la mise en images de la réalité n’en demeure pas moins documentaire ni édifiante : comment l’aveuglement idéologique permet de rameuter une noria de victimes consentantes, voire de grossir les rangs des bourreaux. Le parcours de Rabia s’avère cette enseigne intéressant car elle n’est pas (encore) totalement endoctrinée et va — à l’instar de celle qui devient son “initiatrice” — utiliser la voie/voix religieuse afin d’asseoir un pouvoir sur des brebis plus dociles. Pour Madame et Rabia-Jessica, la foi n’est qu’un moyen et non une fin en soi. Osons une comparaison : elles ressemblent, dans leur fonctionnement duplice de fausses dévotes et vraies perverses, au soi disant pasteur de La Nuit du chasseur.
Oppressions
Dans ce cadre contraint par la responsabilité de respecter le réel, 🔗Mareike Engelhardt use de l’espace et de la couleur comme des auxiliaires narratifs. L »impératif du huis clos agit sur l’étouffement progressif des libertés et l’étrécissement de l’horizon. Ainsi, lorsque l’on s’échappe de la Maison, c’est par un “mariage arrangé“ synonyme de translation d’emprisonnement ; lorsque l’on grimpe sur le toit, c’est pour contempler un champ de désolation à 360°. La lumière elle-même peine à se frayer un chemin, piégée entre des teintes de plus en plus sombres, de moins en moins habitées par la vie. C’est le terrible mérite de Mareike Engelhardt d’avoir su capter cette pulsion d’annihilation et celui de Lubna Azabal, glaçante, qui l’incarne. Quand on sait qu’elle jouait l’exacte opposée dans 🔗Amal, un esprit libre en début d’année, on a là une parfaite définition du métier de comédienne.
Rabia de Mareike Engelhardt (Fr.-All.-Bel., 1h51) avec Megan Northam, Lubna Azabal, Natacha Krief… En salle le 27 novembre 2024.
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Les Reines du drame de Alexis Langlois
En 2055, l’influenceur vieillissant Steevyshady enregistre une vidéo retraçant le destin de deux icônes de la pop ayant brillé au firmament de la musique au début du XXIe siècle, Mimi Madamour et Billie Kohler. Il en profite pour révéler les conditions de leur rencontre dans une audition pour un télé-crochet, leur coup de foudre mutuel, leur passion secrète suivie d’une rivalité professionnelle impitoyable… Un demi-siècle après les faits, toute la vérité est enfin faite sur les deux divas aux styles et destins opposés…
Les Reines du drame épouse (ou “flirte avec”, le mariage n’étant plus forcément tendance) les codes de ses époques respectives : au fil du récit, par la reconstitution ou la prospective ; au-delà, en s’inscrivant dans notre temps présent où sont volontiers repensées les frontières normatives, notamment sentimentales — mais cela n’a-t-il pas déjà été le cas en des temps plus anciens ? Son outrance pailletée de comédie musicale queer n’a pas grand chose de subversif et, à moins d’être visuellement vierge des images de Fassbinder ou de Minelli, on ne saurait s’émouvoir face aux torrents chamarrés s’abattant sur la rétine. Ni davantage devant les atermoiements amoureux opératiques des deux héroïnes-rivales, en mode « je t’aime, mais dans le placard, alors je te déteste, mais finalement je t’aime quand même ».
Entre deux
Si le propos est sur le papierséduisant et la B.O réussie dans le registre de la contrefaçon (volontaire) des hits pour ado ou punk, ce film apparaît cependant comme bancal. Cela n’est pas lié à une débauche de mauvais goût à l’écran — à dire vrai, la vulgarité est consubstantielle de l’univers showbiz brocardé et sans doute en-deçà de la (télé)réalité ! Davantage qu’une saturation sensorielle, c’est un trop peu de moyens qui plombe Les Reines du drame : certains décors hurlent une désolante misère de carton-pâte, qui tranchent avec la virtuosité de séquences réalisées en extérieur. Très à l’aise avec le format clip, 🔗Alexis Langlois est encore à la peine sur le format long et surtout, encore imprégnée de l’influence écrasante d’un Todd Haynes. En vérité, Les Reines du drame est agaçant à regarder non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il n’a pas pu être. Et en cela, tragi-ironiquement, il rejoint son sujet.
Les Reines du drame de Alexis Langlois (Fr., 1h55) avec Louiza Aura, Gio Ventura, Bilal Hassani… En salle le 27 novembre 2024.