Une actrice dans la peau de son père et un berger allemand raciste déboulent sur les écrans cette semaine. Entre autres…
Marcello Mio de Christophe Honoré
Avouons-le d’emblée, Marcello Mio est le type de film créant plus de méfiance que d’attente. À cause de son concept bizarre aux frontières du malsain, de sa distribution farcie d’entre-soi et des quelques vagues images ayant fuité avant sa projection — lesquelles alimentent des présupposés parasites. Et puis, sa présence en compétition sur la Croisette suscite a priori la suspicion : au fond, ce film tournant en boucle autour du cinéma (et de ses egos) n’a-t-il pas pour seule raison d’être… un “film de festival” ? D’ailleurs, comme pour donner raison à cette assertion, il sort sur les écrans pendant la quinzaine cannosie, comme si sa viabilité commerciale semblait incongrue hors du battage orchestré sur le tapis rouge. Confirmant certains a priori, en infirmant d’autres, la projection prouve comme toujours qu’il n’y a rien de plus trompeur qu’une bande-annonce. À part une rumeur.
Alors qu’elle traverse une période de doute professionnel (mais aussi de vide sentimental), la comédienne Chiara Mastroianni est frappée un matin par sa ressemblance plus importante que d’habitude entre elle est son père. Troublée, elle décide d’habiter la figure spectrale de Marcello, suscitant l’étonnement, l’amusement, la colère, la fascination — parfois tout à la fois — de sa mère Catherine Deneuve, de ses ex Benjamin Biolay et Melvil Poupaud, de ses “collègues” Fabrice Lucchini ou Nicole Garcia… Jusqu’où ce jeu — à supposer qu’il s’agisse d’un jeu — la mènera-t-il ?
Œdipe is your love
Si Chiara Mastroianni n’avait pas eu le visage de son père ; si elle n’était pas une amie aussi proche de Christophe Honoré ; si sa mère n’était pas une illustre actrice ; si elle n’avait grandi dans cet entourage atypique… On pourrait dresser la liste des facteurs rendant possible ce film. Le premier, non le moindre, découle de l’ascendance de Chiara Mastroianni — une sorte de péché originel — l’inscrivant malgré elle dans une lignée, une histoire, une profession. Un fatum.
Au premier regard et au premier degré, Marcello Mio a bien l’air d’un de ces caprices autofictionnels où les artistes se font plaisir à “faire semblant“ d’être authentiques en disséminant de vrais-faux éléments autobiographiques ; où le spectateur-paparazzi agit symétriquement, feignant de croire ce qu’on lui montre. Canet avait joué cette carte dans Rock’n Roll en mode léger ; Michel Blanc en escaladant (ou dégringolant) le moi par la voie kafkaïenne pour Grosse Fatigue. Mais tous deux étaient auteurs-interprètes quand Chiara M. demeure ici une héroïne paradoxale : omniprésente à l’écran mais dissimulée dernière le masque de son géniteur. Une surface de projection pour Christophe Honoré ; l’auxiliaire permettant de matérialiser un ou plusieurs fantasmes.
À celui de travestir sa complice (et la vérité), on préféra celui de ressusciter un père précocement disparu qu’il partage donc avec sa comédienne — et qui hante sa filmographie. La convocation physique d’un néo-Marcello apparaît également comme un prétexte un peu détourné pour évoquer les univers cinématographiques auxquels l’acteur italien était rattaché — et donc rendre hommage par ricochet à ses réalisateurs : le Visconti de Nuits blanches, le Raúl Ruiz de Trois vies et une seule mort et bien sûr tout les Fellini associés à Mastroianni. Marcello Mio est donc moins un ego-trip d’actrice névrosée qu’un cénotaphe comblé d’images par un auteur ciné(cro)phile.
Qu’en penser ou plutôt, qu’en éprouver ? De la tendresse pour celle qui veut à la fois s’effacer et vivre sa vie. Une pointe d’agacement devant la suite de sketches, parfois maladroits à force de connivence, composant un film dont on redoute qu’il ne restera pas grand chose une fois le tapis du festival remisé…
Marcello Mio de Christophe Honoré (Fr.-It., 2h) avec Chiara Mastroianni, Catherine Deneuve, Fabrice Lucchini, Benjamin Biolay, Melvil Poupaud, Nicole Garcia… Sur les écrans le 21 mai 2024.
***
Chien Blanc de Anaïs Barbeau-Lavalette
1968, en Californie. Peu après l’assassinat de Martin Luther King, Romain Gary et son épouse Jean Seberg découvrent un jour sur le seuil de leur villa un chien abandonné qu’ils recueillent. Hélas, il s’avère que l’animal , un “chien blanc” a été dressé pour attaquer les Noirs. Se refusant à le faire tuer, Gary le confie à un dresseur qui entreprend de le rééduquer. De son côté, Jean Seberg s’investit de plus en plus dans le Mouvement des droits civiques. Et sa carrière en paie le prix…
Si la décision de confier à Denis Ménochet le rôle de Romain Gary avait de quoi surprendre (la différence de carrures entre l’écrivain et l’acteur heurtent l’idée que l’on se fait de la ressemblance), l’interprétation comme le regard clair du colosse français convainquent à la vision du bien-fondé de l’intuition de la réalisatrice du réussi La Déesse des mouches à feu. Laquelle signe ici la première “authentique” adaptation de Chien blanc — Fuller ayant effectué avec Dressé pour tuer (1982) une transposition très libre.
Gros canin
On se montre en revanche plus réservé quant à d’autres aspects du films, dont son manque d’unité — s’agit-il un choix délibéré visant à symboliser l’état de morcellement de la société étasunienne ? L’histoire du chien et les intrigues parallèles (l’hébergement d’un jeune militant noir désireux de quitter le mouvement pour rejoindre sa fiancée en France ; les difficultés du couple Gary/Seberg, l’engagement de Seberg et ses conséquences ; le parcours du dresseur…) sont par exemples toutes traitées au même niveau. Désireuse d’ajouter de la liaison, la réalisatrice glisse entre chaque acte des séquences d’archives de violences policières dont l’intérêt historique s’avèrent indéniable, mais que la répétition transforme en effet mécanique.
Anaïs Barbeau-Lavalette fait également montre d’une insistance superfétatoire à l’occasion de séquences pourtant explicites : celle, tragique, d’une jeune fille pendue dont on suit l’enterrement sur une version de Strange Fruit (à quoi bon ce bref plan sur ses pieds flottant au-dessus du sol ?) ; ou la fin reprenant comme Spike Lee pour BlacKkKlansman des images d’émeutes contemporaines pour signifier la permanence des tensions racistes outre-Atlantique. À trop prendre les spectateurs par la main pour surligner les intentions, le cinéma — art de l’allusion et de l’élision — y perd en émotion et en percussion.
Chien blanc de Anaïs Barbeau-Lavalette (Can., 1h36) avec Denis Ménochet, Kacey Rohl, K.C. Collins… en salle le 22 mai 2024.