En cette journée internationale des travailleurs sort “Petites Mains” le deuxième long métrage de Nessim Chikhaoui inspiré par les luttes des femmes de chambre dans les hôtels. On le rencontre avec son interprète fétiche, Lucie Charles-Alfred, à l’occasion des Rencontres du Sud et des Rencontres du cinéma de Gérardmer…
Aviez-vous vu Debout les femmes ?
Nessim Chikhaoui : Non. Ni À temps plein, parce que j’étais en pleine écriture et que je voulais pas ni me censurer en voyant des choses, ni m’inspirer d’autres inconsciemment. Je voulais vraiment avoir mon truc à moi, sans avoir d’influence négative ou positive. Sauf des véritables protagonistes : j’ai rencontré Rachel Kéké, ses comparses de lutte, plus d’autres femmes dans d’autres hôtes. J’ai suivi une femme de chambre pendant une journée pour discuter, pour m’inspirer, piocher des anecdotes ou des choses de la vie. Ça m’a beaucoup nourri ; après fallait piocher, inventer, accentuer.
Mais ce n’est pas un biopic sur Rachel. Il y a le Park Hayatt en 2018, il y en a eu à Marseille énormément. À la fin, Je voulais citer le Ibis, le Park Hayatt mais en je n’avais pas envie de ne rester qu’avec ces luttes-là ; ça serait invisibiliser les autres — en plus ça a commencé en Espagne. Je ne voulais pas mettre la lumière sur une seule. Et puis Rachel est une figure de cette lutte. Elle a été élue députée, mais d’autres ont continué d’être femmes de chambre.
Avez-vous trouvé facilement un hôtel pour vous accueillir ?
NC : Pas du tout ! (rires) C’était un peu compliqué et pas dans l’intérêt de la plupart. On a eu la chance de tourner au Bristol, un palace renommé qui a la particularité d’avoir internalisé ses femmes de chambre. Il est géré par une famille, pas par un grand groupe avec des actionnaires. C’est souvent ça, les hôtel indépendants.
Dans votre premier film Placés, il y avait une partie autobiographique où vous utilisiez votre connaissance du milieu éducatif. Est-ce que ça a été plus difficile ici d’entrer dans une histoire dont vous étiez moins partie prenante ?
NC : Plus difficile, oui. Déjà, écrire pour des femmes, ce n’est pas forcément facile quand on est un homme. J’ai eu la chance de rencontrer des syndicalistes qui ont mené différentes luttes et qui nous ont fait part de beaucoup de leur expérience, raconté beaucoup d’anecdotes et expliqué tout ce qui était sous-traitance, hiérarchie dans les hôtels… Ça m’a beaucoup été utile. C’était des personnes de la CGT, c’est pour cela qu’on ne voit qu’eux. J’ai rencontré ces femmes de chambre. Mes tantes étaient femmes de chambre dans des hôtels ; ma mère était auxiliaire de vie-aide à la personne. Donc j’ai pioché dans toutes tranches de vie, ces personnages que j’ai rencontrés. J’ai mis un peu de moi sur certaines choses. Déjà, mes valeurs, mes luttes et mes revendications…
Et puis, je me suis permis de mettre Lucie Charles-Alfred, qui jouait Emma dans Placés. Je voulais faire une sorte de suite à son personnage — j’ai juste changé une lette de Emma à Eva.
Lucie, avez-vous ressenti l’évolution du personnage, une écriture faite pour vous ? Et de manière plus anecdotique, qu’est-ce que c’est que cette histoire de dents carrées [une des femmes de chambre affirme que son personnage est antillais en voyant ses dents, NDR] ?
Lucie Charles-Alfred : De dents carrées ? (Nessim rit) Non, mais j’ai les dents carrés ! En fait, aux Antilles, je le constate aussi, on a les dents carrés. Mon papa est antillais de Martinique et il a les dents carrés, sa sœur a les dents carrés… C’est un truc que je ne savais pas avant que Nessim l’écrive.
Il s’est donc inspiré de vous…
LCA : Oui, il a écrit pour moi.
NC : En fait, j’avais un pote, un collègue martiniquais. Je l’invite à la bande première de Placés et il voit Lucie qui est blonde aux yeux bleus. On ne peut pas dire qu’elle est antillaise. Mais quand on le sait…
LCA : Oui, il y en a qui le voient Vraiment, ça dépend.
NC : Et du coup mon pote la voit et me dit : « elle est de chez nous — Comment tu sais ? » Il me montre ses dents « —Elle a les dents carrées, elle est de chez nous » Pour être sûr, à chaque fois que je croisais des amis antillais : «—Fais voir tes dents » (rires) Bon, il y en a qui ne les ont pas, évidemment, mais beaucoup, vraiment beaucoup les ont. J’avais une copine algérienne mariée avec un Guadeloupéen ; quand je lui ai dit ça, elle a explosé de rire : « Mais notre fille aussi, elle a les dents carrées ! » C’est pour ça, je voulais être vraiment sûr, pour Lucie, dire qu’elle est antillaise. En plus, je savais que ça lui tenait à cœur, aussi, cette identité.
LCA : Tenir à cœur ? Ouais, je comprends ce que tu dis, mais j’ai reçu beaucoup de critiques par rapport à ça quand j’étais plus jeune. Ça a été vraiment un sujet dans ma vie : les gens m’ont insultée, véritablement. En me disant que je n’étais pas martiniquaise, que je voulais faire genre, que je voulais m’inventer une identité… Après, je me dis que c’est des ignorants. Tu perds plus ton temps à y répondre. Faut évoluer. Mais en tout cas, ça me touche particulièrement, c’est vrai qu’il y a cette touche-là de moi. Véritablement.
Et puis, ça montre aussi le métissage : en fait, aux Antilles, il y a plein de gens qui ont ma couleur de peau. Et qui ont les yeux bleus : j’ai plein de cousines et cousins qui sont plus clairs que moi. Ma petite sœur, elle a les cheveux plus blonds et elle est plus claire que moi.
Quant au scénario, Nessim me l’a proposé en juillet 2022. J’étais super heureuse. J’avais déjà entendu parler un petit peu du fait qu’il allait faire un deuxième film, que peut-être j’allais être rappelée mais rien de sûr. Et là : « Tiens, tu lis, tu m’appelles, je te le propose. » Et j’ai tout de suite accroché. Je me suis tout de suite vue dans le rôle et dans cette bande.
Vous voyez-vous dans une évolution de ce personnage dans un autre film ?
LCA : Hum…Non, pas maintenant. Peut-être après. Je sais que Nessim… je peux parler pour toi ?
NC : Vas-y !
LCA : Là, il a envie de faire une comédie plus légère. Mais après peut-être, ouais.
NC : Dans l’idée j’aimerais bien.
Pour faire suite à Emma qui devient Eva, vous montrez la situation des 18-21 ans après le foyer, qui vivent une situation assez étrange. Ce n’est pas en lien avec les femmes de chambre externalisées, mais ça montre une préoccupation constante chez vous…
NC : On reste pas indemne après 10 ans d’éducateur. Le sujet de la protection de l’enfance me touche forcément. C’est très bref dans le film, mais important pour moi de le mettre. Ne pas juste dire : « ok j’ai fait un film sur la protection de l’enfance, on passe à autre chose ». Je continue dans cette démarche. Et puis en plus, c’est intéressant qu’une jeune en hôtel social travaille comme femme de chambre dans un hôtel de luxe. Je trouvais le parallèle assez sympathique. Et continuer à essayer de remettre ce sujet sur la table.
Pourquoi avoir choisi Kool Shen pour jouer le leader syndical ?
NC : Déjà parce que le vrai leader était un homme. Et c’était bien de ramener une part de masculin. j’avais déjà beaucoup de rôles de femmes et je trouvais intéressant que ce soit Kool Shen qui interprète ce rôle.
Vous avez aussi choisi une jeune femme noire pour jouer la gouvernante en chef, qui a un rapport un peu décalé vis-à-vis des autres femmes de chambre…
NC : J’hésitais avec une autre actrice que j’aimais beaucoup, mais c’est vrai que le fait que Mariama Gueye soit noire, c’était important aussi de montrer cette complexité : déjà d’être plus jeune. Quand tu es gouvernante et jeune, manager des femmes plus âgées peut être compliqué. Et le fait qu’elle soit noire, on se dit que dans sa backstory, peut-être que sa mère ou ses tantes ont dû passer par ces étapes. Donc, ça a renforcé le personnage — qui n’était pas si évident que ça, en plus et que Mariama interprète justement : empathique et à la fois droite, rigide… On sent une humanité importante ; c’est pour ça qu’elle rejoint aussi le mouvement quand elle se retrouve toute seule. On ne peut pas ne pas être attaché à son équipe quand on est manager. Quand on fait son métier, ça reste des rapports humains.
Eva suspecte qu’elle a elle-même été femme de chambre…
NC : Ce que j’avais écrit au début mais que j’ai enlevé — mais même quand on coupe, c’est des choses qui restent — sa mère était femme de chambre, mais elle ne voulait pas être comme ça mère et elle a fait une école d’hôtellerie.
Mon père est arrivé de Tunisie. Il a été plongeur, il faisait des ménages et ensuite il vendait des pâtisseries orientales à travers la France et depuis tout petit, il me disait : « tu seras avocat ou médecin ». Malheureusement pour lui, j’ai été éducateur (rires). Quand tu viens de Tunisie, que tu n’avais pas d’eau courante, d’électricité et que tu allais chercher l’eau à dos d’âne, tu te dis : mon fils, il ne fera pas ça. On se projette. Mo,i je ne dis pas au mien : « tu sera médecin ». Réussir sa vie, c’est vraiment faire ce que tu veux. « Si tu veux être homme de ménage et que c’est ton aspiration, tu le feras. » Ce qui est important, c’est d’être en accord avec son choix de vie et d’être heureux.
Vous ne montrez pas les patrons…
NC : Non. Comme dans Placés, où je n’avais pas montré les parents des jeunes, je ne voulais pas stigmatiser ni être dans un cliché. Pour moi, c’est pas un film à charge contre la hiérarchie, contre les hôtels, mais sur l’importance du dialogue social et de dialoguer directement. Les femmes de chambre que j’ai rencontrées, qui ont fait des manifestation à l’Ibis, n’ont pas été internalisées ni eu tout ce qu’elle demandait, mais disent qu’elles ont gagné la considération. Elles parlent directement dès qu’il y a quelque chose, il n’y a plus besoin de faire toute cette manifestation. Je ne montre pas les clients non plus. Ils sont présents par leur absence : on voit leurs vêtements par terre. Je ne suis pas là pour diviser. Ce qui m’intéressait, c’était les brigades de femmes ; donc je ne mets la lumière que sur elles.
Ce film, et d’autres dans la même mouvance, peuvent-il faire changer les mentalités des clients ?
NC : Je ne pense pas que ça changera quelque chose au niveau politique ou de la sous-traitance. Les Misérables a fait un gros succès a avait marqué les esprits ; six mois après, il y avait encore des émeutes on était toujours dans les mêmes problématiques et je pense que ça sera de pire en pire. Donc je ne pense pas que ça changera. Mais beaucoup de gens m’ont dit qu’après ils laisseront un pourboire aux femmes de chambre. Moi, je ne le faisais jamais et depuis que j’ai commencé à écrire, j’en laisse. Alors c’est des mini trucs mais si on peut avoir ça…
Mais c’est pas que les clients des palaces : il y a des exploitants de cinémas qui m’ont dit que c’était pareil avec les popcorns et les cocas. Si c’est pas toi, c’est quelqu’un d’autre qui le ramassera. J’’espère que ça peut éveiller. Je n’ai pas la prétention de dire que mon film sera vu par 60 millions de Français ; je ne sais pas l’impact qu’il aura, mais si ça peut éveiller certaines consciences. on aura gagné quelque chose. Peut-être des gens déjà éduqués, qui ont déjà des valeurs ; peut-être que ça leur rappellera des choses.
Netflix apparaît en coproduction…
NC : Mais c’est Le Pacte qui est à l’origine, par Alice Labadie qui m’avait proposé le sujet parce qu’elle avait produit Placés. Quand elle l’a vu, avant qu’il soit sorti, elle m’a dit : « ça fait un an que j’aimerais faire un film sur ces femmes qui ont fait des manifs. Tu es peut-être la bonne personne parce que je veux vraiment le ton Placés : parler d’un sujet fort, mais sans être misérabiliste. » Le Pacte a vraiment été le premier à financer, ensuite on est venus avec mon producteur Matthieu Tarot. Netflix est arrivé vraiment à la dernière minute et nous a sauvés parce qu’on avait du mal à financer le film. Et c’est parti. Je ne connais pas leur politique, mais je crois qu’ils ont un budget pour les petits films sociaux. Maintenant, ils sont intégrés dans le financement du cinéma français. Ils font leur part, ce qui est bien.
Petites mains de Nessim Chikhaoui (Fr., 1h37) avec Corinne Masiero, Lucie Charles-Alfred, Marie-Sohna Condé… en salle le 1er mai 2024.