Lancé en 2005 sous une pluie battante, Quais du Polar fait désormais briller chaque printemps un invincible soleil noir sur Lyon. Pour sa 20e édition, le rendez-vous littéraire (mais pas que) embarque des habitués côtés auteurs et spectateurs… tout en accueillant d’illustres nouveaux. Pourvu que ça dure !
Que d’eau aura coulé le long des quais en vingt ans ! Et combien d’auteurs auront-ils fait la route pour rencontrer leurs lecteurs depuis les débuts héroïques — si l’on en croit les dires de “l’historique“ Caryl Férey — du rendez-vous lyonnais des littératures noires ? Un rapide survol, à défaut de bilan : en deux décennies, Quais du Polar aura accueilli des centaines de figures emblématiques du genre, certaines disparues aujourd’hui : Donald Westlake, Claude Chabrol, P. D. James, Claude Mesplède, Luis Sepúlveda, Jean-François Parot, Michel Boujut, Bertrand Tavernier, Philip Kerr, Henning Mankell… pour honorer d’emblée leur souvenir.
Légitime présence
Aux premières loges pour accompagner au tournant du siècle l’émergence du polar nordique porté par Stieg Larsson, Arnaldur Indriðason, Camilla Läckberg, David Lagercrantz, Jo Nosbø ou Viveca Sten (à l’exception du premier prématurément disparu, tous sont passés par Lyon), à l’écoute des nouvelles voix de la scène hexagonale devenus des poids lourds autant que des fidèles (Niel, Malte, DOA, Manook, Lebel, Tackian, Delzongle Thilliez, Bussi, Minier…), attentif au cosy crime (Mo Malø) comme au true crime (Patricia Tourancheau, Fabrice Epstein) sans renier la veine engagée de la génération Pouy, Raynal, Daeninckx ou Manotti, Quais du Polar s’est installé, son existence prouvant la nécessité de son invention. Son absence de sectarisme — sectarisme qui eût d’ailleurs été bizarre au sein d’un genre si longtemps marginalisé — et son sens de la convivialité ont fait le reste auprès des auteurs, premiers ambassadeurs de la manifestation.
20 ans après
L’édition 2024 reprend une partition bien rodée : le Palais de la Bourse transformée en librairie géante ; la Grande Enquête ; des croisières littéraires ; des projections ; des musées associés… Mais surtout, des rencontres et dédicaces à foison dans les hot spots du festival (Hôtel de Ville, la Chapelle de la Trinité etc.). Impossible de dévider l’impressionnante liste sans faire catalogue ; impossible non plus de ne pas évoquer quelques points saillants de ce millésime — telle la première visite de Dennis “Mystic River“ & “Shutter Island” Lehane (bien après ses partners in crime de The Wire, George Pelecanos et David Mills. Rayon international, on pourrait encore saluer les incontournables Écossais Peter May et la pétulante Val McDermid, le toujours efficace Helvète Joseph Incardona, le Britannique M.J. Arlidge pour son nerveux Quand le chat n’est pas là… ou l’experte belge Barbara Abel qui revient avec une subtile fiction familiale, Les Fêlures.
Des figures de proue qui devraient inciter à se plonger dans de belles découvertes. On en citera deux anglo-saxonnes, ayant en commun de hisser haut leurs exigences littéraires (à l’instar d’un Hervé Le Corre dont on lira avec profit Qui après nous vivrez, sombre anticipation résonant avec Cormac McCarthy) : l’Étasunienne Catriona Ward et l’Anglaise Eliza Clark. Avec Mirror Bay, la première signe un prodigieux thriller où la question du vampirisme de l’auteur et la manipulation du lecteur tiennent un rôle-clef, dans une atmosphère que David Vann ni Stephen King ne sauraient renier. Quant à la seconde, elle, forge dans Pénitence — au sens de “fabriquer de toutes pièces“ — un fait divers survenu dans une station balnéaire britannique sur lequel son narrateur enquête à la manière d’un Truman Capote. Le résultat, captivant et fourmillant de détails sociologiquement édifiants sur l’Angleterre post-Brexit, tient du tour de force.
Politique (avec ou sans) fiction
Quais du Polar faillirait à sa tradition s’il ne se consacrait pas quelques rencontres thématiques aux maux ébranlant l’époque — étant entendu que les littératures noires en dressent des portraits parmi les plus sensibles ou saignants. Faisons confiance notamment à François Médéline (ainsi qu’à son brûlant La Résistance des matériaux), à l’ancien procureur général François Molins ou à la Première ministre islandaise Katrín Jakobsdóttir pour éviter la langue de bois. Il est aussi un sujet connexe au pouvoir, à l’idéologie comme à la littérature qui pourrait s’inviter dans les conversations : celui de la singulière recomposition capitalistique frappant le monde de l’édition depuis quelques années. Où les remous entre Hachette et Editis ne sont pas sans conséquences sur l’avenir de la filière, des livres, des auteurs voire de l’horizon politique… et culturel ? Sans vouloir à tout crin obscurcir le tableau, on peut s’interroger.
Tout le monde connaît la fameuse phrase de Nizan — « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » — relativisant l’enthousiasme d’entrer dans le club des vingtenaires. Gage d’une forme de maturité, la vingtaine n’est cependant pas (encore) l’âge de l’insouciance pour Quais du Polar.
Avoir 20 ans en 2024
En moins de 20 ans, Quais du Polar a pourtant su modeler à son image l’ensemble du paysage hexagonal rattaché au “roman noir“. D’abord en incitant à avancer de l’été au printemps le calendrier éditorial des littératures policières ; l’opération le Mois du polar fait par ailleurs prolonger l’esprit festival tout avril partout en France dans le réseau des Libraires ensemble avec des rencontres et des animations. Ensuite en attirant “dans sa roue” — pour le dire pudiquement — d’autres manifestations bien heureuses de profiter des ricochets médiatiques engendrés par le week-end lyonnais. Tel Les Mauvais Gones depuis 2017 : calé opportunément juste avant ou juste après Quais du Polar selon les années, le “Lyon Gangster Festival” adopte de surcroît une charte graphique comparable à celle de son devancier — un hommage, sans doute.
Lyon se fait label
Parmi le Réseau des 350 villes créatives UNESCO, Lyon est depuis novembre 2023 l’une des 40 au monde a bénéficier du label “littérature“ — et la seule en France avec Angoulême. Elle le doit certes en partie à son passé lié à l’histoire de l’imprimerie mais aussi (l’exécutif municipal le précisait lors de cette inscription) au fait que la littérature constituait « un des axes majeurs de [sa] politique culturelle ». Citant les grandes institutions et réalisations (bibliothèques, musées, Collège graphique…) liées au livre, l’article publié sur le site officiel de la Ville insistait également sur les dotations accordées aux principaux festivals — dont Lyon BD et Quais du Polar —, s’achevait sur le bilan 2022 de Quais du Polar (« 110 auteurs de 16 nationalités et plus de 90 000 festivaliers » ) et choisissait même en guise d’illustration une photo dudit festival !
Cette reconnaissance institutionnelle, même assortie d’un compagnonnage sans faille depuis l’origine, en dépit des alternances du côté de la Mairie centrale, ne doit pas masquer la fragilité structurelle d’un tel festival. Porté par une association, Quais du Polar est soutenu par un échafaudage complexe mais classique de subventions publiques (Ville, Métropole, Région, CNL etc.) et privées. Ainsi que par de modestes ressources propres : l’une des clefs de sa fréquentation demeure en effet sa gratuité, le rendant “populaire” au sens littéral du terme. Les incertitudes budgétaires croissantes, aggravées par les hypothèques politiques pesant sur le secteur culturel tant au niveau local que national, précarisent un peu plus un événement désormais reconnu bien au-delà des frontières européennes.
Le salaire du labeur
Quais du Polar a présenté pour 2024 un budget total prévisionnel de 1,1M€. Mais il est en trompe-l’œil puisque le tiers correspond aux “contributions volontaires en nature” (soit la richesse de ses indispensables bénévoles). Reste donc 768 100€ pour assumer, en sus de son week-end festivalier une cohorte d’événements, à l’année au nombre desquels des rencontres littéraires, des opérations pédagogiques et de sensibilisation aux médias, des créations éditoriales — la collection Polar à quatre mains, associant cette année Tim Willocks et Caryl Férey autour du roman Le Steve McQueen(Points) —, le volet professionnel Polar Connection adossé sur la programmation grand public. Cela, en jonglant avec un certain “nomadisme“ puisque l’équipe (réduite) a dû en un septennat changer quatre fois d’adresse, avant de se fixer parc de la Cerisaie — il y avait une certaine logique à ce que la Villa Gillet accueille l’une des vitrines culturelles de Lyon.
Vingt ans demeure malgré tout un bel âge : celui des possibles. À suivre…
20e édition Quais du Polar – du 5 au 7 avril à Lyon — wwww.quaisdupolar.com – Entrée libre
*Stimento fait partie des médias associés à Quais du Polar