Converser deux fois par an — à chaque nouveau film, donc — avec cet athlète cinématographique qu’est Quentin Dupieux tient déjà du plaisir. Mais quand Edouard Baer, Jonathan Cohen et Anaïs Demoustier sont aussi autour de la table pour évoquer “Daaaaaalí !”, l’échange devient un festin. Tentative de restitution de l’ambiance…
Quentin Dupieux : Non, mais c’est dans la même région, à quelques minutes, sur la côté espagnole. Dans une maison vide qu’on a réaménagée, sur le modèle de la maison de Dalí, qui est un musée maintenant. On a pensé tourner là-bas à un moment, mais c’était trop compliqué : c’est devenu un musée, il y a des plexiglas, les objets se sont collés, c’est hyper sensible et surtout, il y a la queue… Donc on a recréé la maison de Dalí…
Avez-vous tourné Daaaaaalí ! à Portlligat ?
Édouard Baer : Avec Joan Le Boru, la directrice artistique du film.
QD : euh oui, c’est ça.
EB : Parfois c’est vrai ce que je dis (rires)
Le nombre de “a” dans le titre correspond-il aux nombre de comédiens interprétant Dalí ?
QD : C’est ça. Il y en a cinq qui sont très visibles, parce qu’on les connaît [Edouard Baer, Jonathan Cohen, Didier Flamand, Pio Marmaï, Gilles Lellouche, NDR] mais il y en a un sixième, Boris Gillot, que personne ne voit. Les gens qui ont vu le film disent : « mais c’est qui ? ». Personne ne se rappelle de ce mec qui est là quatre secondes, et qu’on oublie.
Est-ce un film que vous avez rêvé, et si oui de manière différente des autres ?
QD : Non, non, non. D’abord, je fais toujours beaucoup appel à l’inconscient. Les rêves, c’est pas intéressant. C’est pour ça que j’adore ce qu’ont fait Dalí et Buñuel il y a très longtemps — Un chien andalou — parce que c’est les seuls mecs qui ont réussi à tourner leurs rêves et à en faire un film captivant.
Moi, si je racontais mes rêves, ça serait à chier.
Quentin Dupieux
Vouliez-vous parler de l’homme, de l’artiste ou du personnage ?
QD : Plus du personnage que de son œuvre, mais ça va ensemble. Son œuvre, elle existe, elle est là, il n’y a rien de moins cinématographique que la peinture, d’après moi. Et puis, il ne s’agissait pas d’être juste au service de Dalí : Il fallait le respecter, faire un hommage correct. Et que le film soit une œuvre.
On a pu lire ici ou là que vous n’aimiez pas le mot “surréalisme”…
QD : Parce que c’est un mot galvaudé, comme “absurde”, ça ne veut plus rien dire. Tout le monde dit : « ah, c’est absurde… ». “Surréaliste”, c’est devenu un mot à la con, comme ça. Un film de je-sais-pas-qui peut être surréaliste alors que non, c’était des mecs qui avaient un courant de pensée. On ne peut pas s’en revendiquer ; même le mot, il a perdu son sens, en fait. C’est poussiéreux — moi je respecte beaucoup — mais c’est un truc d’une autre époque. Le mot ne veut plus rien dire. Ce qui me gêne, c’est de mettre des mots-là dessus ; ça rend le procédé un peu prétentieux. Je parle de Buñuel et Dalí, donc je respecte ces deux mecs, que j’admire beaucoup. Mais je n’ai pas envie de m’approprier leur langage non plus. On fait un truc marrant qui s’adresse aux gens d’aujourd’hui, avec les codes d’aujourd’hui et les comédiens actuels ; ce n’est pas un regard vers le passé — je n’en ai pas trop l’impression.
Comment avez-vous choisi vos Dalí ? Ne devait-il pas y en avoir encore d’autres ?
QD : J’ai pris les meilleurs ! (rires)
EB : (improvisant) Il y a 40 Dalí en France ; à un moment, on était 25, on est passé au camp d’entraînement de Dalí à côté de Cergy-Pontoise ; il y en a dix qui avaient peur, il en restait huit. J’ai vu que mon camarade Cohen…
Jonathan Cohen : (l’interrompant) Ah oui, j’ai failli flancher, moi. J’avais pas envie d’y aller.
QD : C’est des trucs de planning. Gloire à Jonathan, qui ne devait pas faire Dalí, mais jouer le producteur dans le film. J’ai eu un désistement, une impossibilité de planning et Jonathan a eu 15 jours pour s’approprier ce Dalí-là.
Anaïs Demoustier : Il faisait Dalí aux essais costumes. Je l’entendais le faire très très bien. Et je disais : « c’est dommage qu’il ne fasse pas un Dalí ». Il s’est incrusté d’une manière subtile (rires).
EB : Il se baladait dans Paris avec des moustaches…
Quelle image aviez-vous de Dalí ? Celle de l’époque où il vantait le chocolat Lanvin à la télévision ?
JC : Absolument. Moi je suis né dans les année 1980 donc on voyait les pubs et quelques interviewes où il faisait le fantasque. C’est le souvenir que j’en ai. Ses peintures, c’est bien plus tard.
EB : Oui, moi aussi qui suis beaucoup plus âgé. Et la mort de Dalí, ça a été toute une histoire, parce qu’il y avait des scandales. À la fin de sa vie, on le voyait dans un lit d’hôpital avec sa moustache et son secrétaire, le colonel Moore, qui devait lui faire signer des lithos à longueur de journée — il y avait des scandales incroyables ! On voyait de vieux morceaux d’interviewes et il y avait des belles heures de télévision : on a connu Dalí comme personnage de télé. Comme Gainsbourg, dont on a presque connu le personnage avant les chansons.
QD : J’ai une image traumatisante qui vient de l’émission de Canal+ L’Œil du cyclone, dans laquelle ils faisaient des montages complètement délirants sur des personnalités. Et il y avait un épisode sur Dalí : Dalí à la télé, Dalí qui peint, qui jette des œufs, des trucs complètement foutraques… Et ça se terminait par une image de JT complètement surréaliste : « Salvador Dalí est mort » Juste avant, il y avait une image de Salvador Dalí en chaise roulante — je ne sais pas si c’était une mise en scène — complètement en fin de vie, avec presque plus de cheveux, gigotant avec de la morve.
EB : Le film de Quentin est plus sur l’image des personnages, pas un film psychologique sur Dalí. Personne n’est humain dans le film…
QD : On n’allait pas le transformer : il est ce qu’il est. C’est une autre époque. Ce même mec aujourd’hui, il fait une demi-interview, il va en taule. (rires) Et c’est ça qui nous fait marrer : l’art de la provocation. Lui, ça lui va bien, il a le talent pour le faire. Il aimait l’argent — est-ce que c’était un problème ? Non, je ne crois pas. Il a une belle maison, on rêve d’avoir une vie comme ça, en fait.
AD : Tout est passé par le prisme de Quentin dans le film.
EB : C’est des marionnettes, des petits personnages…
QD : On n’a pas envie de les voir chez eux se laver les mains ni aller aux toilettes.
Comment avez-vous choisi entre chaque “Dalí” celui qui peindrait, celui participerait à telle ou telle séquence ?
QD : Ça, c’était un rythme très compliqué à créer, pour qu’ils aient tous un rythme et qu’on les retrouve, en fait. Pour éviter une apparition trop courte d’un mec qui disparaîtrait, par exemple.
Jouer quelqu’un en représentation, c’est savoureux pour un acteur.
Édouard Baer
Les comédiens avaient-ils leur mot à dire ?
QD : Ah oui.
EB : C’était merveilleux parce que, quand vous lisez un rôle, il y a parfois une ou deux scènes que vous aimez moins dans le personnage et d’autres que vous préférez. Là, c’est formidable, c’était : « celle-là, donne-la plutôt à untel ». Ou plutôt dans l’autre sens : « Celle-là, je rêve de la jouer. » Et je crois que, à peu près, toutes celles que je rêvais de jouer, j’ai réussi à force de persuasion et grâce à mes réseaux de franc-maçon. (rires) Jouer quelqu’un en représentation, c’est savoureux pour un acteur. Et j’ai beaucoup de scènes avec Anaïs Demoustier, ce qui était une grande joie. (citant Truffaut) « hier vous disiez que c’était une souffrance… »
Chacun devait-il faire “son” Dalí ou bien il y avait une feuille de route ?
QD : Non. L’enjeu, c’était : « faites le meilleur Dalí possible. » C’est tellement compliqué comme exercice que je ne pouvais pas leur demander autre chose ; je n’allais pas commencer à leur donner des variations. C’est tellement difficile ! Et on s’est plantés plein de fois. Il y a plein de moments où on arrêtait, on éclatait de rire.
AD : Il y avait des accents qui partaient dans des mauvais pays… (rires)
QD : Africains ou mexicains…
JC : Un moment, on était Chirac, hein.
EB : Heureusement, on pouvait réécouter.
QD : Pour l’intervieweuse [que joue Anaïs Demoustier], c’était un régal : tous les jours, elle avait un Dalí différent.
AD : Oui, et j’avais beaucoup d’empathie. C’est hyper courageux de faire ça. Très difficile. Et en plus, ils ne restaient que quelques jours pour s’emparer du personnage. Le fait que plusieurs acteurs fassent Dalí fait jaillir la personnalité de Dalí. On n’est pas dans un truc premier degré.
QD : (à Anais Demoustier) Il y a un truc qui me chagrine : la proposition des Dalí est tellement forte puisqu’on s’inspire du mec. Ça prend tellement de place qu’on passe complètement à côté de TA performance. Alors que c’est hyper précis, hyper minutieux, super joli. Mais t’es tellement bouffée, vu que ça prend de la place, Dalí.
EB : Non mais il y a le monologue d’Anaïs face caméra ; pour moi c’est un moment de cinéma dingue !
AD : J’adore le fait qu’elle n’est pas une journaliste, finalement, mais une admiratrice qui poursuit inlassablement cette homme…
EB : Quand on croise des gens extravagants comme ça, on a envie de les suivre.
Je n’ai jamais autant parlé de musique avant d’entendre une note (…) [Thomas Bangalter] a synthétisé tout ce qu’on s’était dit et [à] en faire un morceau de musique.
Quentin Dupieux
Il y a une dimension cyclique dans le film, presque hélicoïdale, qui se retrouve aussi dans la musique. Avez-vous donné des instruction précises au compositeur, Thomas Bangalter ?
QD : Pas qu’un petit peu : Thomas est un mec très cérébral qui mentalise la musique. On en a beaucoup parlé avant qu’il ne la réalise. Ce qui me paraissait vain au bout d’un moment : je n’ai jamais autant parlé de musique avant d’entendre une note. Je me disais qu’on en parle trop, j’ai l’impression qu’on va nulle part. Et en fait, il a ce génie : il a synthétisé tout ce qu’on s’était dit ; toutes les humeurs dont j’avais besoin dans un seul morceau. Il a réussi à le faire. C’est vraiment brillantissime. Au bout d’un moment, on s’était dit trop de choses, c’était trop complexe. Et en fait non, c’était très simple et il a réussi à le synthétiser et en faire un morceau de musique.
J’avais besoin de sentir la folie de l’artiste, l’Espagne, la légèreté. J’avais besoin d’une musique cyclique qui vous emmène dans une espèce de tourbillon infernal pour emmener le montage ; de suspense et de la mort.
AD : C’est dingue ! C’est incroyable, tout y est ! (rires)
EB : Avec un peu de poivre et du bleu (rires)
QD : Et le mec va en studio et il sort ce truc. Un morceau, qui est décliné 5 fois avec des arrangements différents, mais c’est une composition. Avec une guitare des années 1940 — ça a un nom, il me l’a dit, mais je l’ai oublié.
EB : (inspiré) Une guitare qui a joué en 1943, à l’ambassade d’Allemagne…
Restons dans la musique, avec le plan d’ouverture et de (presque) clôture, qui se fait sur un piano et qui est la mise en mouvement du tableau Fontaine nécrophilique coulant d’un piano à queue…
QD : J’adore ce tableau parce que c’est une toute petite peinture mineure. On pourrait même penser que ce n’est pas Dalí : il n’y a pas tous les clichés de Dalí. Il n’y a pas la folie, ce n’est pas baroque, c’est simple ; c’est une toute petite toile… C’était pour donner la tonalité du film : on ne va pas s’intéresser aux clichés de Dalí : les montres molles, les girafes en feu — qui sont super par ailleurs… Mais à une petite zone. J’ai été piocher dans des tableaux que personne ne connaît vraiment, qu’on trouve dans des coins de bouquins. Celui-là me touche beaucoup.
EB : La lenteur de ce plan est démente. Il y a le moment où on trouve ça trop long, le moment où comprend que c’était trop long et on se met à rire… et encore un moment après. C’est un peu comme Laspalès quand il joue (rires). Dupieux nous prend au piège de son rythme à lui, au début.
AD : Et puis ce plan raconte que c’est un film de cinéma ; la différence entre la peinture et le cinéma, le plaisir de voir une image qui bouge…
EB : Il est beaucoup plus fou qu’on croit, Dupieux. Il fait des choses stupéfiantes. Un plan sans savoir pourquoi mais parce qu’il le sent sur le moment, un peu comme les peintre qui font un geste… et après, il trouve la raison, je crois. Il y a beaucoup de plans, il les explique mais il a dû être stupéfié aussi. C’est ça qu’on trouve artistique aussi. C’est pour ça qu’on le suit.
QD : C’est pour Dalí. Moi, ça m’ennuie de décrypter mon travail ; c’est pas moi de le faire. C’est ennuyeux de dire : « j’ai voulu dire ça ; mon message c’est ça ». Y a rien de plus chiant ! Alors que là, comme j’implique Dalí chez moi, j’ai envie d’expliquer pourquoi.… Mais (à Edouard Baer), tu as raison, l’un des derniers plans où il ne se passe rien, je ne sais même plus pourquoi on l’a tourné pas. Ni pourquoi je vous ai demandé : « Ne dites rien » (rires)
Il est beaucoup plus fou qu’on croit, Dupieux. Il fait des choses stupéfiantes (…) C’est pour ça qu’on le suit.
Édouard Baer
EB : C’est des films d’artistes. C’est comme les grands écrivains : après avoir écrit, ils savent ce qu’ils voulaient dire… après. Parce que si on écrit, si on fait un film pour dire quelque chose, ce n’est pas le meilleur endroit, le cinéma. Tandis qu’ils le voient et disent : « Ah, mais c’est ça que j’avais en tête. » C’est merveilleux quand on a confiance…
L’affiche a un côté rétro ; est-ce qu’elle fait écho aux affiches signées Ferracci notamment pour les films de Buñuel dans les années 1970 ?
QD : Non, mais par accident, ça y ressemble. Mais en vrai, j’ai mixé deux affiches : Un éléphant ça trompe énormément et Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Parce que pour moi, c’est la même chose : les Monty Python, les Frères Zucker, Salvador Dalí… C’est des trucs communs qui vont ensemble et qui se répondent bien. Donc, en fait, quand je fais une pluie de chiens morts, je pense plus aux Monty Python qu’à Dalí — mais ça colle, c’est cohérent.
EB : John Cleese, il aurait été dément en Dalí. Parce que sur le sérieux, on ne sait pas à quel niveau il est.
QD : Sauf qu’on a remarqué que Dalí était moins habile avec l’anglais, il est moins inspiré. Quand il déconne en anglais, c’est moins balèze.
EB : (à Quentin Dupieux) : Tu as vu des jeux dans les émissions américaines ? Il y en a beaucoup de Groucho Marx. Il y en a où Dalí, est invité dans les années 1950 ou 1960, Devinez qu’elle est ma manie. C’est inouï.
Dans chaque film, vous vous imposez une contrainte. Ici, c’était de pouvoir tourner des séquences à l’envers ?
QD : Ça c’est venu sur le plateau parce que je m’ennuyais moi-même. Quand j’étais confronté à une scène où il ne passait rien, et en l’occurrence, l’idée est venue quand j’ai vu sur mon scénario : « Dalí sort de chez le jardinier et il marche jusqu’à sa voiture ». Et en fait, on est en train de faire un film sur Dalí. Et ce n’est pas suffisant. Le jour-même je me dit, que je ne peux pas tourner ça, ça n’a aucun intérêt. C’est comme si tout d’un coup, on faisait un téléfilm : il ouvre la porte, ils rentrent dans une voiture… Donc je me suis dit : « viens, on le fait à l’envers ». Après, c’est un truc que j’ai répliqué avec des scènes dans le couloir à l’envers. Tout ça est très cohérent avec le mec et avec ce monde parallèle. Et puis c’est ludique à tourner, c’est ludique à regarder. C’est déjà beaucoup : ça m’a rempli une case de cinéma qui est déjà énorme !
Pensez-vous avoir créé un ton ?
QD : Un thon, le poisson ? (éclat de rire collectif)
EB : Plutôt que “rires”, mettez : “consternation générale”
Daaaaaalí ! de Quentin Dupieux avec Anaïs Demoustier, Édouard Baer, Jonathan Cohen, Didier Flamand, Pio Marmaï, Gilles Lellouche… En salle le 7 février 2024