Observateur et commentateur avisé du sport — notamment du football — depuis 1976, Didier Roustan se raconte dans une autobiographie à sa façon, Puzzle. Un grand mezze où l’on fait des barbecue en famille avec Maradona, où l’on sillonne les États-Unis avec le King Éric, où l’on imagine même le destin d’Aimé Jacquet si la France n’avait pas gagné la Coupe du monde en 1998. Rencontre avec le “Président à vie“, à deux pas du Chaudron stéphanois.
Dans Puzzle, vous avez quasiment inventé une forme d’écriture : le “potes-cast“ : vous écrivez comme si vous parliez à vos lecteurs…
Didier Roustan : Oui, c’est un peu ça. Les plus anciens savent que j’ai longtemps été précurseur dans le commentaire, dans les reportages, dans la manière de parler football — sans prétention aucune. J’ai donc discuté avec un journaliste du quotidien suisse Le Temps. Cette forme me convient bien parce que j’ai toujours eu un langage direct. Et puis, mon “outil de travail“, c’est la voix, le langage parlé… Que ce soit à la télé, dans des podcasts, dans des blogs etc, c’est toujours avec ma voix que je m’exprime, que je transmets des choses, que je parle aux gens.
J’avais quand même une petite crainte. Pas par rapport à l’écriture, parce que pour le coup, je ne suis pas un littéraire, c’est sûr ! Ce n’est pas un livre dont va dire « mon Dieu, quelle écriture, c’est merveilleux ! » (sourires) Mais j’avais la petite crainte de décevoir les gens qui me connaissent bien, qu’ils ne me retrouvent pas. Et que je ne traduise pas bien la sensibilité football qui est la mienne.
Là, je suis très content parce que depuis la sortie, les retours sont très bons. Il y a quelque chose qui revient souvent : « on a l’impression que de vous entendre, que vous êtes sur notre épaule pour nous expliquer tout ça » Donc, effectivement, c’est mon style. C’est facile à lire ! (rires) Normalement, un livre comme ça fait 256-260 pages et là, il se trouve qu’il fait 426 pages. L’éditeur a été sympa, alors moi aussi j’ai fait un petit effort et j’en ai enlevé un chapitre. Il faut savoir qu’il y a 21 chapitres, plus un prologue et un épilogue qui sont des équivalents de chapitres.
Pourquoi ce livre, aujourd’hui ?
Ces dernières années, je croisais souvent des éditeurs. Ils me donnaient leur carte et me disaient que ce serait bien que je raconte tout ce que j’avais fait dans ce métier. « Ça plairait aux gens » Mais je trouvais ça un peu pompeux de parler de soi sur tout un livre. Donc j’ai toujours dit non et à un moment, il y en a un qui est venu. Est-ce que c’était un meilleur moment, est-ce qu’il s’y est pris d’une autre manière ? En tout cas, j’ai descendu le pont-levis de ma tour d’ivoire — mais pas à fond (sourire): « on se voit dans une quinzaine de jours, le temps que ça infuse un peu et on en rediscute. »
J’ai réfléchi un peu, j’ai eu une idée que je lui ai exposée. Il a accepté mes conditions qui étaient les suivantes : ne pas suivre un ordre chronologique, de mon entrée à TF1 en 1976 jusqu’à 2023. Le premier chapitre, c’est 1976 mais après, on peut être 1994, puis en 2012, puis en 1984, puis en 2018… Il n’y a pas que des anecdotes, que des voyages, que des matches… Il y a ça, mais aussi des illusions, des désillusions, des combats que j’ai menés et qui avaient un rapport avec le football mais pas forcément liés à mon métier.
Bref, une multitude de choses que je crois beaucoup reliées à une certaine Humanité — pas forcément la mienne —, des gens, des perceptions, des satisfactions. C’est un peu une caverne d’Ali Baba, un vieux grimoire… à vous de vous y retrouver et de rassembler les pièce du Puzzle…
Un mot constitue peut-être le fil rouge de Puzzle, c’est “transmission”. Elle se fait avec les lecteurs — qui peuvent être des footballeurs ou des journalistes en devenir — mais il y a aussi le parcours de l’homme qui a rencontré son mentor, Jean Raynal, ou celui que vous appelez “Monsieur“ Georges de Caunes…
Oui, Monsieur Georges de Caunes. Alors les plus jeunes connaissent peut-être plus Antoine qui est sur Canal+. Mais Monsieur Georges de Caunes a été mon premier patron, le chef des sports de TF1 en 1976. C’est quelqu’un qui fait partie des pionniers de la télévision, qui existait depuis 20-25 ans, depuis “l’Âge de pierre” avec Jacques Sallebert et d’autres grands pionniers. Ils ont fait la télévision en France.
Il y a également tout ce que vous avez fait en parallèle de votre activité de journaliste sportif, dans le domaine associatif…
C’est de la transmission aussi, j’y ai toujours attaché de l’importance. Quand j’étais à TF1, on s’adressait à des millions de gens, puisqu’il n’y avait deux chaînes et demi ; à Canal+ quelques centaines de milliers et là à L’Équipe, des centaines de milliers. Et même s’il n’y en avait que 20, j’ai toujours eu une relation particulière avec le public, assez directe parce que je ne fais pas trop de chichis. J’en ai toujours tenu compte — pas pour séduire, parce que dans la vie, faut me prendre comme je suis : si on m’apprécie, autant qu’on apprécie la bonne personne.
Peut-être parce que je suis un gros flemmard, j’ai fait en sorte d’être la même personne à la ville comme à la scène.
Didier Roustan
C’est vrai que transmettre est un luxe ; partager ses émotions, c’est un luxe. Cest très troublant parce c’est à des gens qu’on ne connaît pas, parce qu’on s’adresse à un engin un peu spécial, une caméra. Mais on en est ensemble. Et comme j’ai toujours beaucoup de contacts avec les gens d’une manière générale — sur les stades ou dans la rue — la transmission me paraît importante et d’autant plus maintenant, compte tenu de mon grand âge. J’ai longtemps été le bébé : je suis rentré à 18 ans à TF1 en 1976 ; j’étais un ovni parce que le plus jeune après moi avait 35 ans.
Mais peut-être plus que transmission, c’est le partage qui m’intéresse. Du fait de mes origines antillaises et africaines, j’ai été élevé avec l’idée que l’ancien était quelque chose de sacré, d’important. C’est pas être dans la nostalgie, mais très souvent, je peux faire des références historiques, pas gratuitement, si elles s’y prêtent.
Parce que le football n’est pas né en 1998 avec la victoire l’équipe de France en Coupe du monde.
Didier Roustan
Le football est né à la fin du XIXe siècle, avec des clubs anglais professionnels — Le Havre pour les origines des clubs français —, il a tout une histoire. Être passionné d’un sport, c’est comme être passionné de cinéma, par exemple : on peut aimer le cinéma actuel, les derniers films, ceux qui remontent à 5-6 ans…Mais ceux de Fritz Lang, de Kurosawa, de Scorsese, le muet, de Chaplin, ça doit aussi vous passionner. Pareil en littérature : les grands classiques du XVIe et du XVIIe, ça doit vous intéresser aussi…
Puisque vous évoquez le titre de 1998, vous expliquez dans Puzzle que cette victoire n’est possible que parce qu’il y a eu une construction psychologique progressive dans l’esprit des joueurs et de l’équipe. Il y a eu un “parcours de la gagne”…
Dans le sport, comme souvent dans la vie, les choses ne tombent pas du ciel. Plus j’avance dans la vie, plus j’aspire à une certaine spiritualité, on va dire. Comme j’ai passé les trois premières années de ma vie en Afrique — on dit que ce sont les premières heures de votre vie qui vont déterminer votre caractère, après ce que vous allez découvrir va vous faire évoluer —, je ne suis pas que cartésien. Pas complètement à l’Ouest non plus, mais le football, c’est une affaire de continuité, quand même.
Il se trouve que nous sommes dans la ville qui a été le déclencheur : Saint-Étienne. Le football français a toujours été d’un certain niveau technique, mais il souffrait profondément sur le plan physique et mental par rapport aux grosses nations de football. Et il y a eu cette équipée de 1958 avec la troisième place à la Coupe du monde ; il y a eu le grand Reims avec Albert Batteux, Just Fontaine, Raymond Kopa… Et après il y a eu le trou noir dont je fais partie. Dans ma prime jeunesse, entre l’âge de 6 ans et mes 14-15 ans, on avait une belle équipe de France, mais on n’arrivait jamais à se qualifier ou à aller très loin parce que les matches ne tournaient pas bien. On était fragiles au niveau de la tête et physiquement, on se faisait un peu exploser.
Arrive Saint-Étienne qui, déjà dans la deuxième partie des années 1960, commençait sur le plan européen. Robert Herbin prend l’équipe première vers 1972. C’était un joueur très athlétique et Saint-Étienne est précurseur avec Pierre Garonnaire qui allait chercher des petites pépites — des joueurs de 13-14 ans qui allaient être formés à Saint-Étienne et qui formeraient l’ossature du Saint-Étienne qui brilleraient en Coupe d’Europe en 1974, 1975, 1976 et un peu en 1977. Saint-Étienne a donc eu des résultats en jouant bien au football mais surtout avec un mental et un physique à toute épreuve. Ils ont fait un renversement de situation qu’on ne pouvait pas imaginer comme dans le football français.
Saint-Étienne a eu des résultats en jouant bien au football mais surtout avec un mental et un physique à toute épreuve
Didier Roustan
Quand ils perdent 4 à 1 à Split, en fin d’après-midi, dans la boue, on se dit qu’ils sont éliminés. Et les gens de la fédé décident de ne pas retransmettre le match retour où il y a 5 à 1 ! Quand ils rencontrent la meilleure équipe du monde des clubs de l’époque, le Dynamo Kiev, ils perdent 2-0, on se dit que c’est impossible. Et il y a 3-0. Quand ils passent juste 1-0 le PSV Eindhoven, alors là, on dit que c’est trop gros, c’est l’environnement — on est en 1976, les Pays-Bas viennent d’être vice-champions du monde à la Coupe du monde 1974, ils ont gagné des Coupe d’Europe avec l’Ajax. Et là, Saint-Étienne fait 0-0 à Eindhoven.
Tout cela fait que le football français s’est transformé et ça a profité à l’équipe de France. Sont arrivés des génies qui se sont greffés comme Platini en particulier, mais aussi Rocheteau etc. Il y a eu la qualification en 1978 et après, ça s’est enchaîné : 1982, 1986… Et les Français qui ont gagné avec l’OM la Ligue des Champion en 1993 et la Coupe du monde en 1998, ils sont nés et ont grandi avec tout cela : ils avaient 12, 13, 14, 15 ans, les Deschamps, les Desailly… Je les appelle les enfants de la victoire ; moi j’étais un enfant de la défaite.
Quand je jouais à l’AS Cannes et qu’on jouait contre des équipes comme l’AS Milan ou la Juventus, on avait déjà perdu d’avance alors qu’eux… Ils savent qu’on a gagné l’Euro 84, que Saint-Étienne est le point de départ.
Pour reprendre cette idée — et sans enlever de mérite ni de talent aux générations actuelles — n’est-il pas pas plus facile de repartir au combat quand on a déjà deux étoiles sur le maillot ?
Évidemment, c’est plus facile. Et encore plus quand on en a une troisième, une quatrième… Après, il faut du talent : les matches ne se gagnent pas qu’avec ça. Mais le mental est tellement important… Et il l’est même par rapport à l’arbitre, parce qu’il y a le respect du maillot. Les grandes équipes européennes ne sont pas arbitrées de la même façon que des équipes qui ont moyennement gagné. C’est comme ça, c’est dans l’inconscient. Mais maintenant, l’équipe de France est respectée.
Puzzle fait la part belle à la musique : on trouve de très nombreuses références et citations rock. C’est quasiment un concert géant…
Je suis très musique ; d’ailleurs, dans beaucoup de reportages, j’ai mis de la musique, parce que parfois la musique ou les paroles des chansons sont plus puissantes, plus fortes qu’un commentaire. Alors, parfois ici, pour appuyer mon propos, il va y avoir John Lennon ou Bob Dylan. Ma grand-mère était folle de Bob Dylan, c’est une grande chance d’avoir baigné dans ce chaudron magique. Il y a aussi des citations : ça se termine par une phrase de Victor Jara, un poète martyr de la dictature chilienne, où le chemin revient souvent.
Outre cette parenthèse musicale, Puzzle abrite une parenthèse littéraire voire théâtrale : une œuvre d’imagination, une uchronie dans laquelle vous imaginez une histoire autour d’Aimé Jacquet qui pourrait finir sur scène…
Depuis tout jeune, j’ai toujours fait en sorte de dédramatiser le résultat : à un moment, il y a quelqu’un qui gagne, il y a quelqu’un qui perd : c’est le sport ! L’autre peut être plus fort, c’est comme ça. On est dans une société qui ne supporte pas la frustration : dès qu’on perd, on est les abrutis de service ; si on gagne on est des génies et la semaine d’après c’est l’inverse. Tout cela est un peu ridicule.
En 1998 (…) on a dit que c’était normal, que beaucoup de planètes étaient alignées… Mais si on regarde bien, c’est souvent passé à ça de la catastrophe,
Didier Roustan
Il y a donc un chapitre qui s’appelle L’insoutenable légèreté du résultat — allusion à Kundera. J’avais été marqué par l’équipe de France en 1998. On a dit que c’était normal, que beaucoup de planètes étaient alignées… Mais si on regarde bien, c’est souvent passé à ça de la catastrophe, notamment contre le Paraguay. Pour des tas de raisons, en 1/8e de finale, on marque le but en or. Mais si on avait été aux tirs aux buts…
Et j’ai pensé à Aimé Jacquet, l’entraîneur de cette équipe de 1998. Les plus anciens se souviennent, il était extrêmement critiqué avant l’épreuve. Il avait dit qui si ça tournait mal à la Coupe du monde, il serait obligé de s’exiler. Parce qu’il se ferait cracher sur la gueule. S’il se faisait éliminer en quart de finale contre contre l’Italie — un grand nom du football —, il aurait été le responsable, les gens auraient un peu oublié, il serait peut-être resté en France. Mais s’il ‘était fait éliminer contre le Paraguay, ce qu’il craignait, il aurait dû partir en exil.
Je pars de ce constat et j’explique son exil, dans quel pays il va se trouver, comment il va faire pour s’en sortir. Il a un chien qui le suit partout qu’il va finalement adopter et qu’il appellera Jean Albert — en référence à Jean Snella et à Albert Batteux qui ont été ses entraîneurs, celui qui va l’accueillir, c’est un footballeur… Il y a beaucoup de choses vraies ; après tout est brodé : il va tenir un bar au bout du monde, quelqu’un le prend en amitié — quelqu’un qui n’a plus main car un requin lui a mangée… Et puis Jacquet va faire une grande rencontre avec un chaman sur les hauteurs…
À la base, j’ai écrit ce livre en neuf semaines en mars-avril 2023. Et au moment où j’ai écrit ce chapitre, j’ai repensé à une époque où j’allais au théâtre : j’avais déjà imaginé cet exil de Jacquet. Avec ce livre, je suis allé au bout de la réflexion.
Pour finir, vous réservez quelques petits tacles aux instances du football et aux gens y siégeant, qui ne semblent pas très concernés…
Tous ces gens-là, c’est de la politique, quoi. Ils sont plus concernés en général par leurs avantages.
Puzzle, Didier Roustan, Marabout, 432 p. (5h de lecture)