À la fois excitantes et inquiétantes, les IA génératives contaminent tous les médias par leur facilité d’utilisation, leur vélocité et leur coût en apparence dérisoire. Jusqu’où le numérique peut-il aller dans l’art, sachant qu’il s’y est déjà taillé une place en BD, mais aussi dans les musées à Lausanne et Saint-Étienne…
Depuis un an et la sortie de l’agent conversationnel Chat GPT, il n’est pas un jour sans que se glisse la question des IA dans le fil des échanges privés ou professionnels. Plus comme un sujet de science-fiction à la Philip K. Dick ou Arthur C. Clarke : sa présence avérée dans le quotidien et l’accélération désormais visible de ses évolutions, fascinent autant qu’elles effraient. On la rêvait domestiquée pour exécuter de fastidieuses tâches d’automation, elle déborde déjà du cadre en empiétant sur les prérogatives de métiers de la traduction, du codage, du journalisme ou de la création graphique (avec DALL-E, Midjourney, Stable Diffusion). Avant peu, le fameux “test de Turing” sera perçu comme une formalité pour ne pas dire une anecdote.
Certes, la *touchante* maladresse de certaines réalisations permet parfois d’identifier l’essence synthétique d’une illustration. Comme de souligner le peu de scrupules de commanditaires préférant recourir à ces outils qu’à des prestataires de chair et de sang, Piqués au vif par cette fâcheuse tendance risquant d’accentuer la précarité de leur métier, des artistes illustrateurs — à l’instar de Denis Bajram — ont demandé à l’État de se positionner en bannissant le recours à l’IA des commandes publiques.
Las, leur supplique risque de demeurer lettre morte si l’on en juge par ce qui se trame du côté de Bruxelles. L’Union Européenne met en ce moment-même la dernière main à une proposition de régulation des IA, l’AI Act. Bien que portée par l’intérêt général, cette initiative lancée en 2021 est savamment détricotée par les lobbies de France et d’Allemagne, trop soucieux de protéger leurs licornes potentielles.
Dream Machine ou la preuve par l’œuvre
Les mises en garde (ou signaux d’alerte) ne cessent pourtant de fleurir, empruntant tous les canaux, y compris ceux de la création. Dans les pages du bien nommé Dream Machine (ou comment j’ai failli vendre mon âme à l’intelligence artificielle),le chercheur et start-uper Laurent Daudet propose non seulement une excellente vulgarisation des IA à date, mais surtout une extrapolation loin d’être délirante quant aux applications qu’elles pourraient avoir, placées dans les mains de siliconards dévorés par la mégalomanie et/ou des rêves transhumanistes plus mortifères qu’altruistes.
Daudet, qu’on ne peut soupçonner d’être un anti-techno primaire — il œuvre dans le domaine et revendique sans ambages sa fascination pour la révolution scientifique à laquelle nous assistons — n’en demeure pas moins lucide quant aux dérives (pré)visibles pointées par ce secteur à la croisée de l’industrie, de la stratégie, de la défense et… du prestige économique. Aussi fait-il entendre dans ce récit de science/fiction la voix minorée des labos d’universités publiques militant pour reprendre l’ascendant sur les labos d’entreprises privées s’accaparant le monopole de la recherche dans ce domaine.
Objet théorique rendu compréhensible par l’admirable travail graphique d’Appupen, Dream Machine se double d’une troublante expérimentation : l’album se conclut en effet sur cinq scénarios de dénouements, ayant la particularité d’avoir été exécutées “textes et images” par des IA. Laurent Daudet a donné des instructions, nourri Stable Diffusion pour la partie visuelle à partir des dessins préalablement réalisés par Appupen, puis récolté un produit certes chimérique, mais montrant l’accélération des capacités d’apprentissage/d’imitation de la machine.
Intelligence services
Un cran supplémentaire aurait-il été passé par Mathieu Bernard-Reymond ? À l’occasion d’une collaboration avec La Muette – espaces littéraires — un projet muséal voué à l’œuvre de l’auteur suisse Charles-Ferdinand Ramuz —, le photographe a proposé pour le Signal L (l’un des espaces de Photo Élysée, à la Plateforme 10 de Lausanne) un accrochage de somptueuses images en noir et blanc. Évoquant des paysages alpins tout en minéralité ou des ciels “plus vrais que nature”, ces tirages ne correspondent à aucune géographie réelle. Malgré leur apparence de vérité, elles ne sont pas issues d’un boîtier mais d’un IA générative d’images ayant pour instruction (“prompt”) une phrase extraite d’un ouvrage de Ramuz. Phrase dont le tour peut paraître hermétique car poétique, mais que la machine parvient donc à interpréter en image concrète.
On suppose que l’intervention humaine de Mathieu Bernard-Reymond demeure ici décisive, qui doit passer à son propre tamis différentes suggestions soumises par l’algorithme. Mais l’IA ne saura-t-elle pas bientôt, par imitation et par la grâce du machine learning, procéder par elle-même à cette étape de la sélection en intégrant des critères et paramètres pour discriminer le “beau” du “laid” ?
Le fait est que D’après Ramuz est une réussite plastique, dans la pure continuité du travail d’un artiste ayant depuis vingt ans investi le champ de la photographique numérique. L’on pourrait légitimement croire que cette série intégrant images fixes et mouvantes a été obtenue par prise de vue s’il n’y avait mention explicite du processus de fabrication. L’exposition, au-delà du choc esthétique, nous invite donc à considérer comme effective la possibilité de source/support synthétique par un artiste ; à l’accepter dans la mesure où elle est mentionnée comme telle.
Plateforme 10 versus Platine ?
Si la démarche de la designer Laureline Galliot n’a a priori pas grand chose à voir — pour le moment — avec les IA génératives, elle se trouve consubstantiellement liée à ce mouvement artistique digital. Inaugurant à la Platine le cycle Présent >< Futur de la Cité du Design, la trentenaire y dévoile vrai ou FAUVE, une exposition monographique débordant de vie et de couleurs, où cependant les outils numériques sont omniprésents dans la conception.
Cela ne signifie pas que le geste de l’artiste ait disparu, bien au contraire ! Laureline Galliot peint et sculpte sur tablette ou à travers des interfaces de réalité virtuelle, en esquissant de subtiles chorégraphies ; un héritage de sa formation de danseuse, qui lui a enseigné à habiter l’espace. Les sculptures qu’elle façonne et peint dans l’éther sont ensuite imprimées en 3D pour devenir des œuvres utilitaires. À l’image des prototypes de nourrain-tirelire Piggy Bank (2013) ou de théière Jug (2012) posant les bases d’un authentique “artisanat numérique”.
L’installation stéphanoise a plusieurs vertus : exposer des œuvres achevées, des films montrant un work in progress ou mettre en avant des “ratés” n’ayant pas franchi l’étape de la fabrication — car nous en sommes encore dans une phase de recherche rappelant les tâtonnements de Bernard Palissy. Elle présente enfin le fruit d’une rencontre entre Laureline Galliot et Benaud Création, un fabricant de tissus et lyonnais historique. Leur collaboration a ainsi donné naissance à Bump (2023), un motif modélisé en 3D imprimé sur moire tracée, aux application industrielles et commerciales évidentes.
Tant que ce sera, comme ici, un ou une artiste qui tiendra le manche, il n’y aura pas lieu de s’affoler. Mais cette configuration semble bien minoritaire face à la tentation de déléguer à outrance à des processeurs ne réclamant ni paie, ni repos, ni cotisations. Juste un peu plus de serveurs, d’énergie, d’eau, d’empreinte carbone…
Dream Machine de Laurent Daudet & Appupen, Flammarion, 160 pages (3h de lecture), 22,90€.
Mathieu Bernard-Reymond X La Muette : D’après Ramuz, jusqu’au 25 février 2024 au Signal L – Photo Élysée – Plateforme 10 – 17 place de la Gare – 1003 Lausanne – Suisse – +41 21 318 44 00 – www.elysee.ch – 0/25€.
Laureline Galliot : vrai ou FAUVE, jusqu’au 7 janvier à la Platine – Cité du Design – 3 rue Javelin-Pagnon, 42000 Saint-Étienne – 04 77 49 74 70 – www.citedudesign.com – 0/6€.