Un affranchissement féminin, un anniversaire cinématographique, une éruption volcanique et un miracle maternel. Entre autres…
Aïcha de Mehdi M. Barsaoui
Sud de la Tunisie. Vivant dans un petit village sous la coupe d’une mère tyrannique, Aya travaille dans un hôtel où son supérieur lui promet depuis des années le mariage en échange de ses faveurs. Un jour, le minibus la conduisant à l’hôtel est victime d’un accident dont Aya sort seule survivante. Portée au nombre des disparus, Aya part en secret pour Tunis et débute une nouvelle existence. Mais le destin la rattrape lorsqu’elle prend part malgré elle à un fait divers impliquant la police…

Elle est passée à côté de moi » (Jean-Jacques Goldman)/ Photo : © @Cinétéléfilms, Dolce Vita Films, Dorje Film
Irréductible à une entrée ou un genre, Aïcha est à la fois un jeu de piste, un polar à rebondissements, une photographie sociologique de la Tunisie de l’après Ben Ali et le portrait d’une femme effectuant sa métamorphose. Davantage qu’un fil conducteur, Aya incarne une sorte métaphore : spectatrice obéissante au début, elle va prendre par hasard l’initiative de sa vie et apprendre à lutter pour la conserver — la résilience étant un combat de chaque jour.
Domination
Inspiré d’un côté par un fait divers tristement pathétique lié à une personne voulant sans doute se rassurer sur son ego ; de l’autre par les incohérences de l’état civil tunisien, Mehdi M. Barsaoui a composé un récit d’une grande subtilité, à plusieurs couches. Il y confronte non seulement les différentes générations (parents/enfant) mais aussi les oppositions village/capitale, sud/nord, pauvreté/richesse, vérité/mensonge…
On ne s’étonnera guère que la plupart de ces paires renvoient au rapport bourdieusien entre les dominants et les dominés, ni que celui-ci soit exacerbé par l’action des premiers, soucieux de conserver leur emprise sur les seconds. La corruption institutionnelle n’a pas disparu avec la chute du régime, pas plus que la prédation patriarcale. Loin d’être manichéen ou binaire, Aïcha montre toutefois que les alliés ne se situent pas où le croit… comme qu’il faut se défier de certaines “sœurs” davantage promptes à penser à leur personne qu’à la sororité !
Épopée policière en plusieurs chapitres dotée d’une réalisation au cordeau, Aïcha doit sa tension aux évolutions du personnage matérialisée par Fatma Sfar. Passant de l’ingénuité soumise à l’affirmation de soi, voire la dureté, la comédienne laisse entrevoir une étonnante palette de jeu, et espérer une suite de carrière prometteuse.

Aïcha de Mehdi M. Barsaoui avec (Tu.-Fr.-It., 2h03) avec Fatma Sfar, Yasmine Dimassi, Nidhal Saadi, Hela Ayed, Mohamed Ali Ben Jemaa, Ala Benhamad, Sawssen Maalej… En salle le 19 mars 2025.
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Lumière, l’aventure continue de & avec la voix de Thierry Frémaux
Que reste-t-il du cinématographe des frères Lumière 130 ans après leur invention ? Beaucoup plus que l’on imagine comme le révèle ce film de montage construit à partir d’un choix de 120 vues parmi les 300 récemment restaurées. Le cinéma des premiers temps, déjà taillé pour l’éternité…

En 2016, peu après les précédentes célébrations décennales du cinéma, Thierry Frémaux avait déjà conçu un long métrage à partir de vues Lumière commentées par ses soins. Florilège des archives des inventeurs du Cinématographe, Lumière ! L’aventure commence était comme son nom le laissait supposer une introduction, une “révision générale” de l’aube du 7e Art ; comment la photographie s’anima et partit à la vitesse des Lumière à la conquête du monde pour capter le mouvement et le restituer symétriquement.
Revue de vues renouvelées
Si l’on s’en tient au titre à nouveau, Lumière, l’aventure continue pourrait raconter ce qu’il advint au-delà des dix-quinze premières années d’existence de ce cinématographe ; après ce panorama pris d’une chaise à porteurs au village de Namo (Vietnam) par l’opérateur Gabriel Veyre. Pas exactement, en réalité, puisque Thierry Frémaux compose ce nouveau programme à partir de vues récemment restaurées. Il s’agit donc d’une “reformulation” de cette histoire du cinéma des tout premiers temps, ni strictement chronologique ni exhaustive. Si le précédent choix était historique, ce montage semble le fait d’un promeneur plus didactique et tout autant affectif.
Ce faisant, le propos général demeure identique : prouver que les Lumière (surtout Louis, l’artiste de la fratrie) étaient des auteurs, inventant plus qu’un outil : une écriture. Transposant à leur art naissant l’esthétique des formes plastiques préexistantes. C’est une chose d’avoir mis sur pied le Cinématographe, l’un des aboutissements techniques parmi les nombreuses inventions similaires émergeant au même moment ; c’en est une autre de lui avoir donné une âme. Ces vues signées Lumière et leurs opérateurs convainquent que quelque chose s’est produit dès lors que le temps a été capturé pour la première fois.

Un bémol toutefois : le récit lyrique et enthousiaste, sentimental même, laisse à un moment une ambiguïté “fordienne” entre la légende et la vérité, à l’évocation de la trop fameuse anecdote mettant en scène Méliès et Antoine Lumière. Conquis par le Cinématographe et désireux d’acheter le brevet, l’illusionniste aurait été éconduit par une sentence du style : « je vous volerais car le cinéma est une invention sans avenir ». 🔗Comme ne cessent de le rappeler historiens et chercheurs dont François Amy de la Bretèque cette citation est, à tout le moins apocryphe sinon controuvée. Licence poétique ou flou… artistique ?

Lumière, l’aventure continue de & avec la voix de Thierry Frémaux (Fr., 1h44)… En salle le 19 mars 2025.
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Magma de Cyprien Vial
Guadeloupe, de nos jours. À la tête de l’Observatoire Volcanologique local, Katia Reiter s’apprête à quitter ce poste pour un autre territoire. Mais une activité suspecte de la Soufrière met en panique l’île, induisant des échanges houleux avec les autorités préfectorales : le principe de précaution commandant des évacuations se heurtant au pragmatisme de la scientifique moins alarmiste. Travaillant à ses côtés mais natif de l’île, Aimé est déboussolé par l’attitude de sa patronne et écartelé par un conflit de loyauté…

Pendants aux films catastrophes (où des phénomènes adviennent à l’écran dans les conditions du grand spectacle), les thrillers scientifiques peuvent paraître visuellement timides. Il n’en sont pas moins authentiques pour autant : leur sens du réalisme, leur souci du détail en font de très intéressantes œuvres de prospective, voire de mise en alerte du public. Le Syndrome chinois de James Bridges (1979) a ainsi fait davantage pour éveiller les populations aux risques du nucléaire civil que bien des discours érudits… tout en pointant dans cette situation la turbidité communicationnelle des entreprises en cause, du monde politique et des médias.
Savoir et Pouvoir
Magma applique ce schéma à un risque géologique majeur, d’autant plus prégnant en Guadeloupe que les Antilles sont hantées par la tragédie de la montagne Pelée en 1902, dont l’épouvantable bilan humain (30 000 morts au bas mot, destruction totale de la ville de Saint-Pierre) est directement imputable à la décision du gouverneur de la Martinique de refuser l’évacuation — voire d’interdire aux habitants de fuir. Un souvenir qui avait déjà contaminé la gestion de l’éruption de la Soufrière de 1976, avec son évacuation massive par précaution vivement contestée.
Le film de 🔗Cyprien Vial s’articule donc autour du hiatus quasi immédiat entre autorités scientifiques, dépositaires du savoir, et autorité politique incarnée par le Préfet, dépositaire du pouvoir. Leur entente de façade devant les caméras peine à masquer leurs différends : chacun obéit en effet à sa logique (ou à ses intérêts). Quand la scientifique évalue un risque, le politique redoute des conséquences et cherche à s’en prémunir en déployant largement non pas le parapluie mais le parasol du principe de précaution… Comme s’il tentait de conjurer un drame à venir et rattraper a posteriori des manquements passés — cela pourrait être la montagne Pelée, l’usage massif du chlordécone etc. Loin d’être considérées comme une prise en compte de la sécurité des locaux, les mesures de restrictions et d’évacuation ajoutent à la perception par la population d’une gestion coloniale de l’île par Paris.
En associant une cheffe scientifique venue de Métropole et un doctorant natif de Guadeloupe, Cyprien Vial prolonge à l’intérieur du microscome des volcanologues les différences d’approche. Katia se réfugie dans son expérience et tend, malgré son attachement personnel à l’île, à se refermer dans une forme d’autorité autarcique ; Aimé se trouve de son côté pris dans un conflit de loyauté entre les siens et son métier, ses études. Plus que la couleur de peau, c’est la langue qui matérialise chez lui cette situation d’entre-deux, puisqu’il parle à la fois le créole et le français. Mais si elle semble accroître la fracturation sociétale, cette possibilité d’intermédiation se révélera ici décisive.
On ne peut, pour finir, voir Magma sans faire de rapprochement avec l’épisode Covid. C’est à dessein de la part de Cyprien Vial et de son coscénariste Nicolas Pleskof : les mécaniques administratives et scientifiques à l’œuvre derrière une catastrophe d’envergure, potentielle ou avérée, sont les mêmes. Autant que les incertitudes, le querelles, les peurs, les dynamiques de groupes… Ici, rien n’est donc vrai mais rien n’est faux non plus.

Magma de Cyprien Vial (Fr., 1h25) avec Marina Foïs, Théo Christine, Mathieu Demy… En salle le 19 mars 2025.
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Ma Mère, Dieu et Sylvie Vartan de Ken Scott
1963. Roland, le petit dernier des Perez voit le jour avec un pied-bot. Selon les médecins, il ne marchera jamais comme les autres. Mais sa mère Esther n’en démord pas : il ira à l’école tout seul comme les autres. À force d’obstination et de patience, Esther va trouver la bonne méthode qui, conjuguée à ses prières, va permettre à Roland de supporter un traitement de choc. Le secret ? Du Sylvie Vartan à haute dose matin, midi et soir…

Depuis (au moins) Plutarque, la vie des illustres est une inépuisable source d’intérêt et d’inspiration. Qu’ils soient faits par des tiers ou par les principaux concernés, les récits d’existences s’avèrent édifiants pour leurs destinataires pouvant y trouver qui, matière à satisfaire leur curiosité admirative, qui, une ligne de conduite pour leur propre destinée. Surtout lorsque l’histoire s’apparente à un conte de fées.
Celle de Roland Perez, avocat médiatique à la trajectoire peu banale, appartient doublement ce corpus puisque son “avènement” personnel et professionnel est indissociables de sa fascination pour Sylvie Vartan. L’artiste constitua en effet pour lui une épiphanie, un repère, un modèle avant de devenir une amie et relation de travail. On touche ici au degré supérieur de la mise en abyme comme de la belle histoire — cela, même si le chemin de l’homme de loi n’est pas exempt drames intimes. Outre la perte précoce de son épouse, Roland doit également batailler pour se défaire d’Esther qui, en plus d’être une mère courage, correspond à l’archétype de la mère juive envahissante. À la hauteur de la référence cinématographique Mouchy campée par Marthe Villalonga dans le diptyque Un éléphant ça trompe énormément/Nous irons tous au paradis ou de celles chantées par 🔗Georges Moustaki.
Si ce n’est pas vraiment sa vie ça y ressemble
Adaptation de son autobiographie (devenant donc biopic), Ma Mère, Dieu et Sylvie Vartan de Ken Scott peut ainsi se percevoir comme l’ultime avatar miraculeux de la métamorphose perezienne. S’il s’avère loin d’être indigne, le film tient moins de l’œuvre cinématographique que du prétexte à la valorisation d’autres talents. La reconstitution appliquée des années 1960-1970 met ainsi en avant les artistes de la déco et des costumes, le vieillissement de Leïla Bekhti témoigne des talents des maquilleurs (qui finiront bien par avoir droit à une catégorie aux César) ; enfin — et surtout, outre la précitée incarnant la mère poule excessive —, Jonathan Cohen a l’occasion de sortir du registre d’autocentré pénible qu’on lui colle un peu trop depuis dix ans. Plus introverti et effacé, méchant parfois, avec de nombreuses facettes privées et publiques, son personnage est ici tout simplement complexe et humain. Là réside peut-être la vraie révélation du film…

Ma Mère, Dieu et Sylvie Vartan de Ken Scott (Fr., 1h38) avec Leïla Bekhti, Jonathan Cohen, Joséphine Japy, Sylvie Vartan, Jeanne Balibar, Milo Machado-Graner… En salle le 19 mars 2025.