Un monument, un rebelle, des soins palliatifs et la fille de son père se toisent dans les salles cette semaine. Entre autres…
The Brutalist de Brady Corbet
Architecte hongrois formé à l’école Bauhaus, László Tóth a failli mourir en déportation et est persuadé que sa femme Erzsébet et sa nièce y ont péri. Exilé aux États-Unis, où il espère prendre un nouveau départ, il apprend par un cousin qu’Erzsébet est vivante. Échouant à la faire venir, László tombe dans la dépendance aux stupéfiants et la misère. Sa chance tourne cependant lorsque Lee van Buren, un riche industriel de Philadelphie, lui confie une commande providentielle. Aussi fantasque qu’excessif, le magnat va se révéler versatile, voire inquiétant…

The Brutalist est ce genre de film dont la vision suscite un mixte d’admiration, d’étonnement et de plaisir — cocktail ambigu, eu égard aux thématiques dramatiques abordées par un film articulé autour d’une des pires abominations du XXe siècle et fouillant les zones parmi les plus ténébreuses de l’âme humaine. C’est le privilège des artistes de transfigurer l’horreur (et qu’ainsi on ne l’oublie pas) en chef-d’œuvre — voyez Guernica de Picasso. Composée à partir de traits distinctifs de plusieurs architectes bien réels (Marcel Breuer ou Ernő Goldfinger), cette biographie fictive offre ce rare sentiment d’être conforme au projet tel qu’il a été échafaudé dans l’esprit du cinéaste. Du fond à la forme, rien n’est laissé au hasard et le moindre détail est signifiant de la part du maître d’ouvrage-maître d’œuvre du film qu’est Brady Corbet.

Concret et concrete
Sans jouer l’épate, Corbet transpose donc dans la langue et la matière cinématographique la saga de son architecte ; l’aspect général du film fait de surcroît écho aux superproductions de l’époque où se situe l’intrigue. Ne serait-ce que parce qu’il reprend le procédé VistaVision — auquel renvoie le défilement horizontal du générique — ou ressuscite la bienvenue pratique de l’entracte. Modernisée, avec compte à rebours de 15 minutes et musique, celle-ci devient une composante à part entière de l’œuvre, une zone intermédiaire intra-extra-diégétique offrant une ellipse temporelle in vivo aux spectateurs. Cet entracte balaie la question de la durée (3h35) : elle est ici justifiée et mesurée. Quant à la musique signée Daniel Blumberg, elle illustre avec brio et sans emphase symphonique une idée sonore du brutalisme, entre affirmation sourde et dissonances agaçantes,
Maîtrisé jusqu’à la moelle, The Brutalist s’inscrit d’emblée dans la veine de ces paquebots post-kubrickiens que sont There Will Be Blood ou Oppenheimer. Points communs ? Dans tous les cas, il s’agit de fresques où il est question de “construction” — au sens matériel du terme, où il s’agit de faire sortir quelque chose de la terre —; mais aussi d’œuvres opératiques introspectives portées par des destinées dramatiques, symboliques de l’Histoire immédiate mondiale. Et surtout, elles prennent racine dans le XXe siècle, comme si celui-ci concentrait de manière définitive tous les possibles et les impossibles de l’humanité. Souvent décrit comme celui de la « fin de l’Histoire », est-il en sus celui qui étanche la soif des grands récits ?
Brody et Brady
Lion d’argent pour sa mise en scène à Venise — imposant par contrecoup de relativiser 🔗La Chambre d’à côté — Brady Corbet a réuni devant et derrière la caméra une équipe artistique à la hauteur de ses enjeux. L’esthétique élégante de la photo signée Lol Crawley magnifie les décors si capitaux ici autant que des interprètes ayant de sacrés personnages à habiter. Felicity Jones en Erzsébet, longtemps fantôme avant d’occuper une place déterminante dans ce film diptyque au point qu’on croirait l’avoir toujours vue accolée à László ; et Guy Pearce (non, ce n’est pas Brad Pitt), offre avec le richissime Harrisson un antagoniste d’autant plus redoutable qu’on ne parvient pas à savoir de quel côté il se situe. Et puis, évidemment, il y a Adrian Brody dans le rôle-titre.

Il renoue ici avec un rôle “écrasant” de premier plan, sur le papier très proche de celui de Władysław Szpilman qui lui avait valu pour Le Pianiste (2002) reconnaissance et récompenses internationales. Certes, le cadre temporel et le contexte sont similaires : dans les deux cas, Polanski et Corbet parlent en creux de la Shoah et proposent une métaphore pour en approcher la compréhension où des artistes tentent de surmonter leur traumatisme par la création. Toutefois, le propos de The Brutalist s’avère différent permettant à Brody de ne pas s’enfermer dans une redite performative : là où Szpilman subissait son destin tragique dans un étrécissement spatial progressif, László Tóth vit un calvaire intérieur qu’il tente d’exorciser en investissant l’espace par ses créations monumentales. À circonstances et causes identiques, il s’agit donc d’un cheminement donc d’une interprétation distincts.
De l’usage avisé de l’IA (et des hypocrites)
Campagne des Oscar oblige, un procès en sorcellerie (ou en malversation) est intenté au réalisateur comme à l’acteur, pour avoir recouru à des outils numériques d’Intelligence artificielle afin, notamment, d’améliorer les accents hongrois des comédiens — donc, des personnages. Le reproche pourrait prêter à rire, s’il n’y avait pas là matière à en pleurer. Pour une fois qu’un effet spécial efficace est réellement invisible, qu’une IA vient non en remplacement d’une compétence mais en appoint et surtout qu’un cinéaste est à ce point soucieux de la vraisemblance, il se trouve des trissotins pour lui en faire grief !
Que dire, alors, des tombereaux de productions hollywoodiennes où des personnages non-anglophones (en particulier les vilains z’Allemands des films de guerre) s’expriment tous dans la langue de Shakespeare, mais avec un accent bien marqué permettant de les identifier comme étrangers ? Est-il plus honteux pour un acteur d’avoir recours à cette béquille numérique que, comme Brando, à des pancartes pour lire les répliques qu’il refusait d’apprendre ? Faudrait-il, dans le même esprit, dénier à John Hurt tout talent parce qu’il a interprété John Merrick revêtu d’une gangue de latex dans Elephant Man ?
Hors des passions futiles suscitées par les courses aux trophées, The Brutalist doit être vu pour ce qu’il est : un geste cinématographique comme il y a des gestes architecturaux, dont la belle démesure fait figure d’exception dans un paysage volontiers conformiste.

The Brutalist de Brady Corbet (É.-U., 3h35) avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce, Joe Alwyn, Raffey Cassidy, Stacy Martin, Isaach de Bankolé… En salle le 5 février 2025.
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Le Mohican de Frédéric Farrucci
La Corse, de nos jours. Berger au fort tempérament, Joseph élève ses brebis sur un joli bout de terrain bien exposé suscitant des convoitises. Quand un parrain local tente de l’intimider pour qu’il lui cède son arpent de verdure, Joseph voit rouge et cause un malheur. Obligé de prendre le maquis, Joseph est traqué par les complices du malfrat et par police. Dès lors, sa nièce Vannina ainsi que d’autres victimes de la mafia locale voient en ce fugitif l’incarnation d’une résistance longtemps attendue. Mieux : un héros…

L’enthousiasmant 🔗Le Royaume de Julien Colonna, sorti l’an dernier dans la foulée du cinéma déjà bien installé de Thierry de Peretti et d’un Borgo en demi-teinte, avait rappelé que l’Île de Beauté jouissait d’un potentiel dramatique quasi-intact à l’écran — les comédies surfant sur des clichés folkloriques éculés n’étant pas parvenu à le démonétiser. Frédéric Farrucci enfonce le clou avec ce corsican western, trajectoire d’un homme intègre dont le combat solitaire et la légitime défense n’auraient sans doute pas déplu au Alain Delon période Manchette-Deray-Lautner — quoi, direz-vous, Delon interpréter un fuyard ? Et pourquoi pas un lâche ??? En fait, Joseph ne se défile pas mais se trouve davantage situation de “repli stratégique” : il ne manque jamais une confrontation directe avec ses adversaires, prêt à tout pour défendre son bon droit.
Hors du troupeau
Film noir nerveux, Le Mohican emporte d’emblée par sa course-poursuite inaugurale, morceau de bravoure contagieusement haletant et organique ayant pour mérite corollaire de faire percevoir la topographie des terrains tant enviés. D’un réalisme cru mettant en avant autant le paysage que les relations humaines — le sens de la parole, de la famille, de l’honneur, de ce qui est juste… — le film raconte en parallèle la spoliation des terres au profit… du profit, sujet ô combien universel. Dans ce contexte, le cas de Joseph n’est qu’une étincelle embrasant un peuple sur des charbons ardents. Une icône dont le visage va s’imprimer sur tous les murs, à la convergence de toutes les luttes alternatives animant l’île.
Excellent choix qu’Alexis Manenti pour incarner ce rebelle. Authentique couteau suisse du cinéma, le comédien renoue ici avec ses racines corses comme il l’avait fait avec ses origines serbes dans Le Ravissement — et quid de sa belgitude récente chez 🔗du Welz dans 🔗Le Dossier Maldoror ? Grave et posé, il correspond à l’idée que l’on peut se faire du faux tranquille qu’il ne fallait pas venir titiller.

Le Mohican de Frédéric Farrucci (Fr., 1h27) avec Alexis Manenti, Mara Taquin, Théo Frimigacci, Paul Garatte, Marie-Pierre Nouveau, Michel Ferracci… En salle le 12 février 2025.
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Le Dernier Souffle de Costa-Gavras
En attente de résultats médicaux, le philosophe Fabrice Toussaint fait la connaissance du docteur Augustin Masset, qui dirige un service de soins palliatifs. Ensemble, une amitié intellectuelle va s’engager à travers un dialogue sur la vie, la mort et le chemin qui mène de l’une à l’autre…

Prendre un sujet repoussoir, un objet théorique ou abstrait (politique, historique, économique…), et parvenir à en faire advenir un cinéma profondément narratif, éminemment humain… En soixante ans de réalisation, Costa-Gavras a ausculté nombre d’évolutions sociétales et su mettre des images, trouver des incarnations sur ce qui en apparence semblait impossible à représenter. Considérée comme l’ultime tabou dans le monde occidental, la question de la fin de vie — comprenez : la liberté octroyée à l’individu de choisir sa mort par suicide assisté ET les soins palliatifs — était sans nul doute un défi à la mesure de celui qui est parvenu à croquer les soixante-huitards embourgeoisés (le trop mésestimée La Petite Apocalypse, 1993) ; à représenter la hantise du chômage (Le Couperet, 2005), la rapacité de la finance (Le Capital, 2012 ; Adults in the room, 2019) sans oublier l’immontrable des camps (Amen.,, 2002).
C’est la vie !
Né du livre d’échanges homonyme entre Régis Debray et le Dr Claude Grange (trouvant ici leurs alias en Toussaint et Masset), Le Dernier Souffle pourrait se borner d’en être sa simple transposition à l’écran : avec des acteurs jouant les passeurs de sa composante didactique ainsi qu’un défilé de cas d’école figurant la diversité des approches face à la mort. Mais cela serait d’une platitude sans nom, juste bon à constituer un “film-dossier”. Costa-Gavras étant le cinéaste qu’on a rappelé, son adaptation aspire à aller au-delà d’une collection de commentaires autour de patients. Chacun des personnages se trouve en effet singularisé et authentiquement animé, c’est-à-dire doté d’une âme, d’une vie propre.
Quant aux séquences qui leur sont consacrés, elles sont aussi traitées de façon à individualiser leur présence comme leur départ. Effacement pudique, joute philosophique, opéra gitan, ballet de biker, drama adolescent… Le kaléidoscope apparaît d’autant plus réaliste qu’il n’assène aucune vérité : seule la bienveillance (davantage que la “compassion”) sert de lien et de liant entre chaque situation humaine.
Et puis il y a les “à-côtés” de ces accompagnements, les échanges en tant que tels entre Fabrice et Augustin seul à seul ou en réunion, en public ou en privé. Chose notable, les scènes qui les abritent sont minées de minuscules hésitations, de micro-ruptures dans le dialogue, de légères digressions… Autant d’instants à peine palpables recréant de la fluidité spontanée et manifestant l’irrépressible surgissement de la vie au cœur du plus anodin du quotidien. Preuve que la vie s’insinue partout, même dans un film qu’on croirait sur la mort.

Le Dernier Souffle de Costa-Gavras (Fr., 1h40) avec Denis Podalydès,Kad Merad, Marilyne Canto, Karin Viard, Angela Molina… En salle le 12 février 2025.
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Prima la vita de Francesca Comencini
Rome, au début des années soixante-dix. En pleine préparation de son Pinocchio, le réalisateur Luigi Comencini désire aller admirer une baleine exposée sous un chapiteau. Si sa fillette Francesca ne veut pas l’accompagner voir le cétacé, elle sera présente sur le plateau et en ressortira durablement impressionnée… Un demi-siècle plus tard, elle raconte leur proximité, leur éloignement, leurs retrouvailles…

Regard poétique et nostalgique d’une petite fille sur une figure paternelle inspirante et protectrice ? Oui, évidemment, avec en sus une évocation de “première main” du discret Luigi Comencini, l’un des maîtres de l’Âge d’or du cinéma italien, dans sa vie privée et sa vie professionnelle. Où, comme le suggère le titre, son existence de père prime sur son activité de cinéaste. C’est d’ailleurs à l’occasion du tournage de la série-film Les Aventures de Pinocchio (1972) qu’il proclamera la fameuse sentence « prima la vita, poi il cinema » (« d’abord la vie, ensuite le cinéma »).
Elle et Lui(gi)
Mais ce portrait d’un père à travers les yeux admiratifs d’une fille déraille au moment de l’adolescence de cette dernière quand Francesca s’enfuit dans la drogue — le contexte est favorable à cette dérive entre libération des mœurs, fracture générationnelle, Années de plomb et conscience d’appartenir à une classe sociale ultra-privilégiée. D’accord, même les petite filles riches ont le droit de souffrir et raconter leurs misères. L’autrice avait d’ailleurs fait de cet épisode douloureux de son existence la matière (transposée) de son premier long métrage, Piano-forte (1984) ; ici, elle ne passe plus par la fiction pour se raconter, appliquant à sa manière l’injonction paternelle « d’abord la vie » ! D’accord, on comprend le parallèle entre Francesca et Pinocchio lorsqu’elle succombe à la tentation de la toxicomanie — l’équivalent d’une transformation en âne au Pays des jouets — avant de retrouver “honteuse et confuse” son Luigi/Geppetto.
Certes, Luigi est présenté comme le sauveur de l’histoire par son (ses) intervention(s) providentielle(s) ; toutefois, le récit des années de déchéance de la future réalisatrice laisse une impression désagréable : celle d’assister à un exercice d’auto-complaisance impudique puisqu’il s’agit ici davantage d’un regard rétrospectif sur elle-même que sur son père. Prima Francesca, poi Luigi, en somme…

Prima la vita (Il tempo che ci vuole) de Francesca Comencini (It.-Fr, 1h50) avec Fabrizio Gifuni, Romana Maggiora Vergano, Anna Mangiocavallo… En salle le 12 février 2025.