Deux films tournés hors des frontières coutumières de leurs équipes, parlant de vie et de mort, arrivent dans les salles. Entre autres…
La Chambre d’à côté de Pedro Almodóvar
Lors d’une séance de dédicaces de son nouveau livre aux États-Unis, Ingrid apprend que Martha, avec qui elle a débuté jadis dans un magazine, est hospitalisée pour un cancer. La romancière se précipite au chevet de son amie reporter de guerre et reprend avec elle le fil d’une amitié interrompue par les années. Une amitié que Martha va mettre à l’épreuve lorsqu’elle demande à Ingrid de l’accompagner dans une maison pour l’assister dans son désir d’en finir avec la maladie. Et donc la vie…
Ce n’est un secret pour personne, La Chambre d’à côté parle des soins palliatifs et du choix de se donner la mort dans la dignité. Un sujet clivant, que d’aucuns verraient comme “l’ultime frontière” — l’euthanasie restant dans les démocraties occidentales l’une des dernières libertés à conquérir, au moment où d’autres droits apparemment acquis sont en train d’être remis en question. L’illégalité de cette entreprise (facilitée par la situation privilégiée d’Ingrid et Martha pouvant se procurer des substances illicites et se prémunir des rétorsions judiciaires) n’est d’ailleurs pas sans rappeler la situation des femmes là où l’avortement est interdit et criminalisé. L’inscription de cette histoire aux États-Unis, pays tendant à restreindre cette liberté, ne doit certainement rien au hasard. On en a la confirmation lorsque d’autres personnages égrènent les divers périls — environnementaux, procéduraux, démocratiques etc. — affectant la société américaine.
La vie, la mort
Autre secret de polichinelle : il y a “deux” Pedro Almodóvar. L’un, héritier de la Movida, s’épanouit dans l’extraversion, le flamboiement de tous les sens frayant avec l’absurde le plus chamarré. L’autre, davantage mélancolique, délaisse les outrances pour l’exploration des traumas ; la passion pour la compassion. Habitué à la réparation des corps et des âmes, aux veillées hospitalières ou funèbres, ce second Almodóvar, tourné vers l’intime, est de loin le plus intéressant. Sans doute parce que, tombant le masque de l’auto-caricature, il touche à une forme de vérité universelle… même si elle se trouve habillée de couleurs pétantes — car question direction artistique, on ne le changera pas : chaque intérieur demeure digne des plus belles pages d’un catalogue de déco pour intello branché !
Si le cinéaste est double, La Chambre d’à côté cultive à l’envi la duplicité — ou la dualité. Ne serait-ce que par sa paire d’héroïnes dialoguant ici, dans un ping-pong verbal laissant peu de places à de rares autres interlocuteurs. Le film se trouve lui même scindé en deux parties : les retrouvailles, durant lesquelles les deux amies se racontent leur passé (et où les histoires s’emboîtent les unes dans les autres) ; et puis le départ pour la maison du “Grand Départ” où, après deux (!) faux-départs, seul le temps présent est désormais tangible. La Chambre d’à côté ne se prive pas d’explorer au second plan d’autres champs artistiques. Ainsi, le rapport bergmanien entre les deux femmes renvoie-t-il à une certaine liturgie théâtrale ; quant à l’esthétique globale de l’image, elle rend hommage à la peinture américaine : outre Hopper explicitement cité, Andrew Wyeth est convoqué.
Almodóvar s’est singulièrement préparé à ce premier long métrage en langue anglaise après une (double) répétition générale en forme de courts, La Voix humaine (2020) et Strange Way of Life (2023). Adaptant une pièce de Cocteau, le premier se voit aujourd’hui comme un bout d’essai lui ayant permis de “tester” Tilda Swinton autant que de valider sa présence au sein de son univers graphique — spoiler : elle s’y conforme parfaitement, étant elle-même davantage qu’une comédienne, une sorte de concept esthétique à la ville comme à la scène. En Martha émaciée, éthérée, presque décharnée mais toujours maîtresse de son destin comme de son allure au seuil du trépas, elle est taillée pour le rôle. Ou plutôt les rôles, car elle en a évidemment deux dans ce film tapissé d’échos. Mais de ce second emploi, là, on ne parlera pas !
La Chambre d’à côté (The Room Next Door) de Pedro Almodóvar (Esp.-É.-U., 1h47) avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro… En salle le 8 janvier 2025.
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Hiver à Sokcho de Koya Kamura
Sokcho, une petite ville de Corée du Sud au bord de la mer. La jeune Soo-Ha, qui travaille dans une pension où elle accommode parfois les poissons vendus par sa mère au marché, vit avec le fantôme idéalisé de son père français ayant disparu avant sa naissance. Lorsqu’un mystérieux client venu de France s’installe à la pension, Soo-Ha est partagée entre fascination et réserve. D’autant que celui-ci, Yan Kerrand, est un artiste aussi renommé que réputé secret, voire sauvage…
Voici un film qui dilue, voire explose la notion d’auteur telle qu’on a l’habitude de la considérer en France dans le sens de “paternité exclusive”. Cela tombe bien, puisqu’il s’inscrit géographiquement au-delà des frontières hexagonales et fait de la distance à notre territoire métropolitain l’un de ses enjeux dramatiques. Tiré d’un roman d’une la Franco-helveltico-coréenne Élisa Shua Dusapin, Hiver à Sokcho a en effet été adapté par Stéphane Ly-Cuong (scénariste-cinéaste dont on verra bientôt le premier long Dans la cuisine des Nguyen et qu’on a aperçu dans Emilia Pérez) et Koya Kamura qui en réalise les séquences en prises de vues réelles. Car il faut également ajouter les très beaux interludes animés de la main d’Agnès Patron, offrant en contrepoint sa signature à ce film résolument métis.
L’art des mélanges
Mis en abyme dans la forme-même du film, le métissage et la problématique des origines ne cessent de rebondir au fil des balades maïeutiques entre Yan et Soo-Ha dans les rues de la cité. Faussement contemplatif, Hiver à Sokcho se révèle centré sur le processus de la conception et de la gestation, où la création finale — enfant ou œuvre — est la résultante de l’énigmatique rencontre, puis fusion, entre des flux externes et internes. Inspiration et gamètes, même combat ?
Mais à l’instar d’un oignon, le film possède plusieurs couches en multipliant les lectures et l’intérêt. Notamment dans son un côté thriller familial, quand Soo-Ha se plaît à imaginer que Yan puisse être son géniteur et qu’elle commence à l’épier alors qu’il s’immerge dans la phase misanthrope de sa création. Parallèlement, la jeune femme déploie des talents gastronomiques dans une cuisine… fusion, là encore, apprêtant les produits coréens au répertoire européen. Inutile de dire que les séquences de préparation (et de dégustation) de recettes ne manqueront pas de faire saliver dans la salle.
Hiver à Sokcho de Koya Kamura (Fr.-Co. du Sud, 1h45) avec Roschdy Zem, Bella Kim, Park Mi-hyeon… En salle le 8 janvier 2025.