Une dystopie, une comédie musicale, un vampire ressuscité, des patineurs et des monarques déchus défient la trêve de Noël sur les écrans. Entre autres…
Planète B de Aude Léa Rapin
Dans un futur (trop) proche, le gouvernement traque les activistes luttant pour l’environnement. Afin de démanteler les réseaux qui leur résistent, les autorités ont mis au point un système de prison virtuel, Planète B, où les détenus sont torturés psychologiquement. Mais ce réseau en apparence hermétique est fortuitement piraté par une jeune réfugiée sur le point d’être expulsée. Julia, l’une des prisonnières, y voit une chance de s’évader…
De la synchonicité. Au moment où les géants de la tech cherchent à hâter l’avènement d’un métavers en s’alliant avec des gouvernants fascinés par l’autoritarisme et/ou le populisme, Planète B tombe à point nommé. Non qu’il pose des questions : il présente plutôt un éventail de réponses à toutes les craintes émergeant face à la tentation sécuritaire et au délitement des libertés publiques comme privées dans les grandes démocraties. Le film d’🔗Aude Léa Rapin se place en effet dans la lignée de Matrix (en moins ludique) ou de Philip K. Dick, en plus réaliste et immédiat. Et le 2039 qu’elle nous suggère ici tient davantage de la prospective que de l’extrapolation délirante. Après tout, quinze ans c’est ce qu’il a fallu pour que le monde se retourne idéologiquement depuis la crise des subprimes et les “printemps arabes“.
Enfer au paradis
Crédible et vraisemblable, Planète B l’est également de par son approche synoptique de problématiques effectivement liées entre elles : il n’y a pas de hasard si les réfugiés comme les militants alter-mondialistes sont malmenés par un État totalement décomplexé. Les premiers, fragilisés par l’attente d’un hypothétique renouvellement de visa, sont “recrutés” sans vergogne comme journaliers pour effectuer l’entretien des bâtiments officiels — pas de petit profit ! Détenus dans leur prison psychique, les seconds subissent en sus d’une torture mentale à la soviétique (voir L’Aveu) mais aussi des manœuvres psychologiques visant à les diviser (cf Le Baiser de la femme araignée, 1984…).
Dans cette geôle mentale très sartrienne, si la contiguïté contribue à obtenir la soumission des captifs, le cadre inhabituel de la prison — une résidence hôtelière isolée dans une crique plombée par un été perpétuel et bordée par des murailles invisibles, achève de saper leurs barrières morales. Difficile de ne pas voir de similitudes avec la série 🔗Le Prisonnier (1968) de et avec Patrick McGoohan, où l’ambiance paradisiaque du “Village” dissimule derrière les mines avenantes des concitoyens, la plus retorse des centrales de rétention.
Bien mené, doté d’une photographie tranchante et d’une musique à l’avenant (signée par Bertrand Bonello), ce thriller est clairement à la hauteur de ses ambitions — la complémentarité entre deux des comédiennes les plus caméléons du moment, Adèle Exarchopoulos et Souheila Yacoub, n’y est sans doute pas pour rien. Avec autant de qualités, Planète B mérite de jouer en série A.
Planète B de Aude Léa Rapin (Fr., 1h59) avec Adèle Exarchopoulos, Souheila Yacoub, Eliane Umuhire, India Haïr, Paul Baurepaire, Marc Barbé… En salle le 25 décembre 2024.
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Joli Joli de Diastème
Paris, la nuit 31 décembre 1976. Écrivain désargenté en perte d’inspiration, Elias croise au fil de ses errances Eléonore, jeune vedette de cinéma. Elle disparaît au lendemain de leur nuit d’amour, non sans le mettre en relation avec un producteur qui lui commande l’écriture d’un film pour elle. Elias espère pouvoir poursuivre leur liaison, hélas Myrette — son ancienne femme de ménage devenue assistante d’Éléonore — sabote à son insu ses tentatives par jalousie…
Comédie musicale duveteuse, à l’image des flocons parsemant son ouverture et son finale, Joli Joli possède également cette morsure sournoise que la neige inflige à ceux qui se laissent abuser par sa fragilité apparente. Car derrière la pétulance des couleurs et des mélodies, l’intrigue n’a rien à envier à une tragédie classique, farcie de trahisons, de complots, de désenchantements — chantés —, d’amours contrariées et de perspectives funestes. D’emblée, le héros se dépeint comme un raté avant de feindre un suicide et de se faire saisir ses maigres biens par un huissier, c’est dire ! Et malgré le choral (presque) final, le film ne s’achève pas vraiment sur un happy end puisque une séquence post-générique en casse l’atmosphère cotonneuse. Comme chez Jacques Demy, où les contingences de la vie réelle rattrapent toujours les héros à la fin.
Le Demy qu’il manquait ?
Ce lien avec le cinéaste nantais, évident par le genre et la forme, met de surcroît en lumière la criante absence de longs métrages “en-chanté” dans sa filmographie éclectique durant les années 1970. Entre le conte médiéval Peau d’Âne (1970) et le rétro Une chambre en ville (1982), Demy semble en effet avoir dédaigné l’époque dans laquelle il vivait — ou, à tout le moins, ne pas avoir trouvé matière à inspiration pour y tourner un récit contemporain musical.
Joli Joli donne ainsi l’impression que Diastème et Alex Beaupain ont souhaité combler ce manque par procuration, avec un “chaînon manquant“ empreint de la mélancolie coutumière de leur aîné, bénéficiant toutefois de la patine élégante d’une distanciation nostalgique. Explicitement situé en 1977, Joli Joli se place certes à l’aube de l’avénement du disco et du punk comme au crépuscule d’un monde : Cinecittà et les grandes salles des Champs-Élysées vont bientôt péricliter ; les comédies musicales mélodiques être boudées durant plusieurs décennies. En filigrane, les auteurs révèlent les hiatus générationnels et de premières fissures dans “la norme sociétale”, avec des personnages dénonçant les outrances patriarcales, d’autres militant pour les amours de même sexe sortent du placard…
On ne s’étonne pas de retrouver Alex Beaupain aux partitions, lui qui avait fait merveille avec Les Chansons d’amour et Les Bien-aimés en compagnie de Christophe Honoré. L’alchimie avec Diastème est identique puisqu’ils signent tous deux le livret dans une osmose limpide, mariant des grands thèmes enveloppants et des morceaux à plusieurs voix créant des effets magiques entre dialogue, chœur et canon.
Ce qui surprend en revanche, c’est la distribution unissant des interprètes majoritairement découverts par la comédie (José Garcia, William Lebghil, Vincent Dedienne, Grégoire Ludig, Laura Felpin, Thomas VDB…) à une débutant à l’écran mais chanteuse confirmée, Clara Luciani. Si chacun évolue ici en décalage par rapport à sa zone de confort, tous se retrouvent en harmonie et à égalité autour de Joli Joli. Il y a quelque chose de plaisant à assister à cette communion sans prise de pouvoir individuelle ni tout-à-l’égo. Faut-il ajouter, aux qualités du polyvalent Diastème (sa filmo en témoigne), un talent supplémentaire dans l’art de composer et emmener ses équipes ?
Ajoutons pour finir que Joli Joli efface — sans grande difficulté — les récentes comédies musicales lauréates en 2019 de l’appel à projet du CNC (Tralala, Don Juan et La Grande Magie)qui, à tort ou à raison, donnaient l’impression d’être des scénarios opportunément mis en musiques pour souscrire aux règles du concours. Ici, la musique est consubstantielle au film et cela change (chante) tout.
Joli Joli de Diastème (Fr., 1h56) avec Clara Luciani, William Lebghil, José Garcia, Laura Felpin, Victor Belmondo… En salle le 25 décembre 2024.
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Nosferatu de Robert Eggers
Wisborg, ville allemande de la côte baltique au XIXe siècle. Tout juste marié, Thomas Hutter doit laisser sa mélancolique épousée Ellen pour se rendre en Transylvanie à la demande de son employeur Herr Knock afin de vendre une propriété au Comte Orlock. Ce dernier se trouve être le vampire responsable des tourments d’Ellen, avide de convoler avec elle en semant mort et désolation à Wisborg…
« Le cinéma est un art ; et par ailleurs, c’est aussi une industrie. » Si la plupart des studios s’en tiennent à la seconde partie de la sentence de Malraux — et s’abîment en gobant avec voracité les ultimes œufs d’or de leur poulailler de plus en plus dépeuplé (coucou Disney) —, il en est d’autres moins court-termistes qui persistent en conciliant diversification du catalogue, audaces créatives et entretien du fonds… tout en accueillant les auteurs éjectés par les concurrents. C’est le cas notamment d’Universal — actuelle “maison” de Christopher Nolan, Paul Thomas Anderson, Jeff Nichols… — prouvant avec ce Nosferatu que l’on peut en un même film cocher toutes les cases d’un coup.
Sang mêlé
Pari osé, cette nouvelle résurrection d’un classique du muet se trouve à des des degrés divers en adéquation avec son sujet. D’abord parce qu’il s’agit d’un “non-mort”. Ensuite parce qu’un remake comme une adaptation ne saurait vivre sans se nourrir d’une création préexistante, il serait tentant de voir dans l’exercice de Robert Eggers une transposition métaphorique du “parasitisme vampirique” obligatoire. Mais à l’instar d’Orlock convoitant Ellen, le cinéaste pourrait invoquer une pulsion, voire un amour incoercible pour l’œuvre, l’ayant conduit à en proposer sa version.
D’ailleurs, de quelle œuvre-source s’agit-il ici ? Là où Murnau avait truandé Bram Stoker pour ne pas avoir à payer de droits en portant son roman à l’écran, Eggers a moins de scrupules à éprouver, Dracula et Nosferatu étant tombés dans le domaine public. Il effectue de fait une double adaptation, croisant les deux matériaux, hybridant le référent littéraire de base — on n’a d’ailleurs rarement vu restitution plus fidèle de la physionomie du vampire en son château transylvanien — et le substrat filmique originel. Le parti-pris s’avère fécond puisque Eggers accouche d’un “néo-expressionnisme gothique” empruntant à la grammaire du muet, incorporant à dessein des phases ou des fragments monochromes représentant les moment où Orlock a l’ascendant et exerce son empire sur les personnages à travers l’onirisme. Plastiquement saisissant, l’effet laisse la même impression qu’au sortir d’une nuit blanche ou blême. C’est dire s’il touche juste.
Ami et anémie
Quelques réserves malgré tout. Comme toute relecture, ce nouveau Nosferatu passe sous les fourches caudines de son époque. On se souvient Coppola faisait dans son Dracula un lien entre vampirisme et empoisonnement du sang — nous étions en 1992 et l’épidémie au VIH faisait rage. Eggers quant à lui joue avec un peu d’ostentation la carte du consentement et d’un féminisme rétrofuturiste. Ainsi, la possession vampirique d’Ellen ressemble aux cas d’hystérie documentées par Charcot à la même époque ; las, le médecin qui la suit la maltraite au lieu de la traiter. Plus surprenant, Orlock refuse de s’approprier le corps et l’âme d’Ellen sans son accord : s’il vient à elle, c’est parce qu’elle l’a sorti (malgré elle) de son repos et il lui faut un contact en bonne et due forme pour “consommer“ leur union !
Et puis il y a un problème de rythme affectant le dernier tiers d’un film se diluant un peu trop dans une sa propre fascination et succombant au “mal du siècle” : une durée excessive. Cerise sur le tombeau, la tonalité élégiaque de Nosferatu mène vers une fin tragique, sans réel crescendo et anti-spectaculaire au possible — donc susceptible de déconcerter des spectateurs formatés par les canons du cinéma d’épouvante. Là réside peut-être une source d’effroi imprévue, plus terrible encore que l’apparence de Bill Skarsgård…
Nosferatu de Robert Eggers (E.-U., 2h12) avec Bill Skarsgård, Nicholas Hoult, Lily-Rose Depp, Aaron Taylor-Johnson, Emma Corrin, Ralph Ineson, Simon Mcburney, Willem Dafoe… En salle le 25 décembre 2024.
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My Sunshine de Hiroshi Okuyama
L’hiver au Japon. Alors qu’il est de coutume que les garçons fassent du hockey et les filles du patinage artistique, le jeune Takuya est fasciné par la belle Sakura au point de l’imiter dans ses enchaînements. Détectant le potentiel de leur duo, l’entraîneur de la petite championne leur propose de se préparer ensemble à une compétition…
Comme une fabulette poétique saisonnière, ou un haïku cinématographique, My Sunshine est de ces petites formes peu bavardes où le spectateur est davantage incité à éprouver, à partager le ressenti des protagonistes. Un exercice d’émotion et de sensorialité où l’on retrouve cet éloge de la contemplation que Wenders avait su si bien illustrer dans 🔗Perfect Days à travers le 🔗komorebi.
Si l’intrigue est mince, elle doit aussi se mesurer à la hauteur du protagoniste pour qui elle constitue l’un des événements fondateurs de son existence : un premier amour, une rencontre avec la grâce… ainsi que la première déchirure sentimentale. Hiroshi Okuyama ne superlative rien, mais fait de son film un écrin où tout semble neuf au regard — notre position d’occidental face à la culture nippone aide sans doute à apprécier les choses avec davantage d’ingénuité. En parallèle, My Sunshine montre l’emprise du déterminisme et des habitudes sur les enfants japonais — mais n’en va-t-il pas de même sous chaque latitude ?
Riche de sa pudeur et de son économie verbale, My Sunshine parlera sans doute beaucoup à chacun à travers son silence. Les images parfois sont terriblement loquaces.
My Sunshine de Hiroshi Okuyama (Jap.-Fr., 1h30) avec Sosuke Ikematsu, Keitatsu Koshiyama, Kiara Nakanishi… En salle le 25 décembre 2024.
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Le Déluge de Gianluca Jodice
France, 1792. Alors que la Révolution française bat son plein, la famille royale est transférée au donjon de la Tour du Temple. Fataliste, Louis XVI se soumet aux nouvelles lois et à son destin mais Marie-Antoinette peine à accepter la perte de ses suivants, de son rang voire davantage…
Lorsque le roi déchu descend de son carrosse, on est surpris d’emblée par l’étrange mine qu’arbore Bruno Magimel… Rien d’étonnant en définitive puisqu’il s’agit de Guillaume Canet, affublé entre autres prothèses, d’un fort nez bourbonien lui donnant de faux-airs de 🔗Nicolas Beytout, en version bouffie. Au-delà de la plaisanterie, ce parti-pris interroge sur l’intention première du cinéaste : à quoi bon faire oublier le visage de son interprète derrière des kilos de latex (trop) visibles et l’espoir d’une ressemblance avec le modèle historique, lorsqu’autant d’artifices viennent interférer ? Car Le Déluge s’intéresse moins au spectaculaire du mimétisme et de la reconstitution qu’à la retenue et à l’intime — Gianluca Jodice se situant davantage dans la filiation de Bresson que de Guitry.
L’intime, c’est aussi l’étude de la divergence des regard face à la situation : la résignation presque tranquille du roi bientôt débarrassé d’un fardeau dont il n’a jamais voulu ; la résistance arquée de la souveraine se refusant à subir l’humiliation de la perte progressive — et inéluctable — de ses privilèges. Sa discordance cognitive qui lui fait accepter d’être un symbole lorsqu’il renvoie à la puissance mais refuser d’être déposée (puis châtiée) pour les même raisons et, pire que tout, lui fait découvrir son essence humaine.
Une séquence, particulièrement édifiante, la montre interroger le valet Cléry sur la manière dont les femmes “ordinaires” s’occupent de leur ménage ; s’il est difficile d’apprendre à faire la cuisine… Grande s’avère la tentation de transposer cette situation aux giga-héritiers contemporains comme aux techno-addicts incapables de se débrouiller par eux-mêmes, sans l’assistance d’une armée de laquais humains ou numériques. Le passé instruit toujours le présent.
Le Déluge de Gianluca Jodice (Fr.-It., 1h45) avec Guillaume Canet, Mélanie Laurent, Aurore Broutin, Fabrizio Rongione… En salle le 25 décembre 2024.