Le premier long métrage d’animation de Michel Hazanavicius est aussi celui de son producteur, Patrick Sobelman, à qui l’on doit déjà quelques projets audacieux — la Trilogie de Lucas Belvaux —, mais aussi les films de Sólveig Anspach, Patricia Mazuy ou Valeria Bruni Tedeschi. Conversation autour de la genèse de ce film à part lors du Festival de Sarlat.
Vous êtes un producteur expérimenté ; pour autant vous n’aviez jamais travaillé avec Michel Hazanavicius. Comment avez-vous abordé cette collaboration ?
Patrick Sobelman : Alors… Je ne vais pas faire le malin : c’est quand même Michel Hazanavicius. Le mec, il quand même fait des entrées, des Oscar… Et puis surtout, c’est quelqu’un qui est très fort techniquement. Je ne suis pas tout à fait débutant — il me connaissait —, je n’étais pas intimidé, mais j’étais très respectueux. Après, l’avantage, c’est que ça a duré six ans. Et en six ans, on a appris à se faire confiance, à se connaître, à travailler ensemble… Aujourd’hui, je ne ressens plus du tout cette petite appréhension du départ.
Avez-vous pu monter le film facilement ?
Quand on a un matériau de départ comme ce livre-là, c’est absolument extraordinaire — 80 pages d’une beauté, d’une force, d’un intérêt rares — et que l’on a Michel Hazanavicius à côté, je ne peux pas dire que j’ai été au fond de la mine.
Est-ce vous qui avez apporté le sujet ?
Oui, tout à fait. Parce que j’ai eu dans les mains le manuscrit de Jean-Claude Grumberg. C’est une assez jolie histoire : au sein d’Agat Films, un de mes associés est Robert Guédiguian, qui est producteur de ses propres films. Quelques années auparavant, il avait un projet autour de la vie Charlotte Delbo, la grande résistante communiste et il avait appelé Jean-Claude Grumberg pour écrire avec lui le scénario. Car Grumberg — qui est aussi scénariste et a co-écrit Le Dernier Métro de Truffaut ou Amen de Costa-Gavras — connaît particulièrement bien la période de la Seconde Guerre mondiale. Ils avaient donc signé un contrat, Jean-Claude avait reçu un acompte et au bout de quelque temps, Robert a laissé tomber le projet — je ne sais plus pourquoi ; peut-être parce qu’il n’y croyait plus.
Jean-Claude avait donc reçu de l’argent pour ne pas travailler et il se sentait une dette vis-à-vis de Robert. Quand il a écrit 🔗La Plus Précieuse des marchandises, il savait qu’il allait être édité mais il avait gardé les droits d’adaptation. Et il a appelé son copain Robert Guédiguian : « lis ça, il y a peut-être quelque chose à faire… » Robert le lit, le trouve extraordinaire mais ce n’est pas pour lui. Il ne se sent pas de le faire. Il descend dans mon bureau : « lis ça » Je lai lu : « Ça, c’est pour moi ! » (sourire)
C’est-à-dire ?
Je voulais produire ce film et en animation. Je n’avais jamais fait de film en d’animation ; je n’en avais aucune envie parce que c’est long et chiant, c’est un jour sans fin. Mais quand j’ai lu : « il était une fois un pauvre bûcheron et une pauvre bûcheronne… » et le passage dans les camps, c’était de l’animation : je suis d’une génération très “lanzmannienne” où, pour moi, on ne fait pas tourner des acteurs dans les camps. Et je n’ai pas hésité une seule seconde. J’ai tout de suite pris les droits et j’ai appelé Jean-Claude.
Alors, il y a des liens : Jean-Claude est à la fois un ami de Robert ; par ailleurs un très grand ami de mon beau-père, un producteur de théâtre qui a été le premier à monter la pièce L’Atelier et les parents de Michel Hazanavicius sont depuis quarante ans les meilleurs amis de Grumberg. Donc Michel il a sauté sur les genoux de Jean-Claude. Autant vous dire qu’on n’est pas loin d’une histoire de famille… Tout ça a facilité les choses. Mais je ne l’ai posé proposé tout de suite à Michel parce que je ne savais pas qu’il dessinait — c’est Jean-Claude qui m’a dit qu’il était un extraordinaire dessinateur.
Michel Hazanavicius a quand même expliqué qu’il avait eu beaucoup de réticences à surmonter avant d’accepter de traiter de ce sujet. Il a quand même fallu le convaincre…
Oui, oui. Michel n’a pas dit oui tout de suite. Il lui fallait répondre à plusieurs questions. La première, c’est qu’il a toujours tenu tout ce qui concernait la Shoah à distance — même si c’est en partie l’histoire de sa famille, des Juifs lituaniens. Mais lui est né dans les années 1960, on ne parlait pas de ça çà la maison… Il fallait qu’il réfléchisse et c’est Bérénice Bejo qui l’a convaincu en lui disant : « si tu ne fais pas ça, t’es fou. Tu le regretteras toute ta vie ».
L’autre chose, c’était les dessins. Il était tout à fait d’accord sur le fait que ce devait être un film d’animation, Mais il fallait quand même qu’il réponde à quelques questions : comment on traite ça, comment on représente les camps ? Comment est-ce qu’on passe de la forêt,du conte, au réel des camps ? Et là vient l’oiseau qui nous mène dans les camps… Il fallait qu’il réfléchisse à ce genre de questions et qu’il ait des réponses visuelles et graphiques. Donc il a pris quelques semaines… et je n’en ne pouvais plus l’attendre ! Au bout de ces quelques semaines, il m’a appelé et il m’a dit oui.
Quid du graphisme, justement ?
On était tout à fait d’accord : on n’allait pas faire un film avec un dessin “moderne” comme on le ferait aujourd’hui. Ce livre est un classique ; ce film ce sera un classique. Mais un classique comme les premiers Walt Disney. Par ailleurs, Michel dessine essentiellement des personnages, très peu de natures mortes : il croque. Son dessin ressemble à ce que vous voyez dans le film. Il a fallu adapter son trait à l’animation, parce c’est un trait de dessin. Et il n’est pas simple à animer. Il y a eu un petit peu de travail de recherche et d’adaptation par frottement.
Quant aux décors, il avait des envies, mais il ne les a pas du tout dessinés. Par contre il a donné des indications de peintures : il a cherché du côté du japonisme, d’un illustrateur qui s’appelait Henri Rivière. Il a travaillé avec deux décos d’animation sobres, formidables. Dans le cadre du développement du film, il est allé à Birkenau, qu’il n’a jamais vu avant. Ce qui l’a frappé là-bas, c’est la nature. Ce voyage a joué un rôle très important parce qu’il s’est rendu compte que tout ce qu’on voit de la nature là-bas, la forêt des contes autour des camps, le vent dans les arbres sont les mêmes qu’en 1942…
Le temps très long de la production que vous avez évoqué nous permet d’entendre aujourd’hui la voix de Jean-Louis Trintignant, disparu en 2020. Il vous a aussi exposé à des imprévus comme le fait d’avoir dû changer au dernier moment la voix de Gérard Depardieu par celle de Grégory Gadebois. Comment, d’un point de vue pragmatique de producteur, vit-on ce genre de “rebondissement” ?
Moyen… D’abord, Michel a dit : « la plus belle voix du cinéma français, c’est Jean-Luc Trintignant. » De toute façon, c’était Jean-Luc Trintignant, le narrateur. Et on l’a enregistré très tôt, en 2020. Juste après le confinement. Parce qu’on savait qu’il était déclinant, qu’il fallait faire vite, qu’on ne pouvait pas attendre la fin du processus de fabrication, qu’on prenait trop de risques. Donc, c’est le dernier boulot que Trintignant ait jamais fait. Et il était déjà très diminué, presque aveugle. Il avait appris à l’oreillette.
Depardieu, c’est plus tard. Michel disait : « Depardieu, bûcheron… C’est fait. » Donc, on l’a contacté, il a dit oui. On a fait un essai avec lui. Et c’était extraordinaire, évidemment. Et puis est arrivé Mediapart — même pas Complément d’enquête, Mediapart. On savait qu’il y avait déjà des rumeurs, mais là… On ne pouvait pas prendre le risque que le film soit pris en otage ; que les journalistes et le public se sentent mal à l’aise avec l’idée de se dire qu’il y a Gérard Depardieu dans le film…
Donc on a décidé de ne pas aller plus loin avec lui, de le remplacer. Et je dois dire que pour le coup, il a été sport. Il a dit : « je comprends ». Ça s’est fait sans heurt. Par ailleurs, Michel avait déjà fait deux films avec Grégory Gadebois et il est extraordinaire : j’ai oublié complètement Depardieu. Quant à Trintignant, aujourd’hui, c’est un fantôme qui revient. Ça n’est pas une volonté mais il y a un effet dingue…
La Plus Précieuse des marchandises de Michel Hazanavicius (Fr., 1h51) animation avec les voix de Jean-Louis Trintignant, Grégrory Gadebois, Dominique Blanc, Denis Podalydès… En salle le 20 novembre 2024.