Un milliardaire autrichien psychopathe, un juge iranien aux ordres du régime et une poétesse en roue libre s’acheminent vers les salles cette semaine. Entre autres…
Veni Vidi Vici de Daniel Hoesl & Julia Niemann
Oligarque autrichien star de la jet set courtisé par les milieux d’affaires et politiques, le charismatique milliardaire Amon Maynard cultive un étrange hobby : la chasse au gibier humain. Longtemps préservé, son secret criminel est mis au jour par un journaliste au rencard… que personne ne veut croire. Maynard ne ménage pas sa peine pour donner des preuves de sa culpabilité, mais plus en il fait, moins on veut le croire coupable. Non seulement il est devenu intouchable mais il a transmis à sa famille son vice…
La fascination pour le pire (et la crainte de le voir à nouveau triompher) taraude encore la psyché germanique, qui sait détecter dans les signes de moins en moins faibles sa proximité. Mettez qui vous voudrez derrière le rictus sardonique d’Amon Maynard, sa manière de défier l’ordre établi tout en revendiquant le cumul des pouvoirs. Son mélange d’esprit ultra-libertaire (au sens individuel) et über-liberaliste (au sens économique) conduisant cet histrion à tenir des conférences de presse en costume folklorique ; à trahir ouvertement ses anciens partenaires ; à provoquer l’opinion publique et la justice sans la moindre conséquence… Les innombrables gages de folie qu’il donne s’avèrent insuffisants ; au contraire le rendent-ils toujours plus désirable aux yeux de la foule, hypnotisée par son succès.
Riches et Ulrich
D’une ironie grinçante, la forme de cette fable fataliste en épouse le fond. Puisque Maynard emprunte les codes de la classe dominante — en évoluant en super-prédateur parmi les prédateurs dans hautes sphères ou plaçant sa progéniture dans des institutions privées — Daniel Hoesl & Julia Niemann reprennent à leur tout toute l’imagerie associée à la haute société telle qu’elle est véhiculée par les pubs pour les produits de luxe. Photo surexposées, ralentis façon réclame de parfum, villas démesurément grandes et vides… Les clichés visuels pleuvent, accentuant la froideur d’un décor aseptisé dominé par l’uniformité et l’interchangeabilité des objets design, révélant surtout un manque d’attachement à la réalité terrestre. Maynard et les siens possédant tout, plus rien n’a de valeur ni d’importance pour eux.
Dans le rôle du milliardaire maboul, Laurence Rupp est glaçant de crédibilité. Aussi sympathique en apparence que capable de pires atrocités, polyvalent à la manière d’un Christoph Waltz, il constituerait un excellent choix d’antagoniste pour le prochain 007… sans vouloir l’enfermer dans ce genre de prestation. Sa contribution, majeure, boucle une distribution impeccable. Ulrich Seidl se révèlerait-il plus inspiré et visionnaire comme producteur que cinéaste ?
À la différence de cette autre figure de la “relève” cinématographique autrichienne qu’est Jessica Hausner — très inspirée par des devanciers au point de les calquer parfois avec une dévotion obstinée —, notons que les réalisateurs de Veni Vidi Vici adressent au générique un remerciement appuyé à un cinéaste, en l’occurrence Elio Petri. Une manière transparente de payer leur tribut à Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) dont le protagoniste est également un homme de pouvoir pervers s’ingéniant, en vain, à se faire reconnaître comme responsable du crime qu’il commis…
Veni Vidi Vici de Daniel Hoesl & Julia Niemann (Aut., 1h26) avec Laurence Rupp, Olivia Goschler, Ursina Lardi, Johanna Orsini-Rosenberg… En salle le 18 septembre 2024.
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Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof
Fonctionnaire intègre, Iman vient de recevoir une promotion en étant nommé juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran, poste s’assortissant de nombreux à-côtés dont son épouse se fait une joie. Mais les événements politiques qui secouent le pays rendent l’exercice de son métier plus lourd, l’obligeant à prendre des décisions heurtant ses filles Rezvan et Sana, plus proches des mouvements étudiants en révolte. Peu à peu, d’inévitables tensions vont gagner le foyer…
Les Graines du figuier sauvage ne se présentait en compétition pas seulement en tant que film, mais aussi comme symbole. Celui de la voix du peuple iranien et de son réalisateur, longtemps incarcéré, ayant tourné son film dans le secret avant de s’exiler tout aussi clandestinement de son pays. Auréolé d’un Ours d’Or pour son œuvre précédente Le Diable n’existe pas (2020), Rasoulof arrivait en outre en favori, position guère favorable — « qui entre pape au conclave, ressort évêque » dit le proverbe. Certes, la Palme lui a échappé, mais il n’est pas reparti bredouille de Cannes, multi-récompensé (Prix spécial du Jury, de la Critique internationale, du Jury œcuménique, entre autres). Ce qui n’est ni illogique, ni immérité. Mais davantage l’eût-il servi ?
Tel est (le) prix
On sait d’ailleur à quel point les palmarès “engagés” peuvent se révéler à double-tranchant. L’enthousiasme d’un microcosme en tenue de soirée et le bruit médiatique temporaire pèsent en effet peu face au jugement d’une postérité dépassionnée, seule apte à mesurer la justesse artistique de choix influencés par telle ou telle conjoncture. Pour rappeler quelques exemples passés, Fahrenheit 9/11 conserverait-il la Palme d’Or face à Old Boy aujourd’hui ? If… face à Z, pourtant bien plus politique ?
Il ne s’agit pas ici d’arbitrer spécifiquement entre la comédie Anora (on y reviendra bientôt) et Les Graines du figuier sauvage ; le second toutefois repose moins sur ses qualités intrinsèques que sur l’écho qu’il renvoie d’un contexte. À la différence du Diable n’existe pas(assemblage de courts métrages en apparence disjoints trouvant au finale leur unité), ou d’Un homme intègre (2017, captivante épopée du pot de terre contre le pot de fer), ce nouveau film s’enferre dans sa longueur, neutralisant par la durée la puissance et la tension de ses séquences marquantes. Car il y en a : l’irruption du réel via des images documentaires ; l’interrogatoire de l’épouse d’Iman par un “ami” de la famille ; une course-poursuite aux allures de western et même dans l’ultime segment l’installation de hauts-parleurs qui ressemble à une variation sur une planche des aventures de Tintin (L’île noire) !
Sans doute n’éprouverait-on pas ce sentiment de frustration si Rasoulof s’était davantage focalisé sur la trajectoire du juge — et comment il perd son âme en gagnant du galon — ou de ses filles — et comment elles en viennent à le haïr au fur et à mesure que les manifestations fracturent le régime. En conservant le “parti du bien“ du début à la fin, il se piège en péchant par excès de manichéisme.
Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof (Ir.-Fr.-All., 2h46) avec Misagh Zare, Soheila Golestani, Mahsa Rostami… En salle le 18 septembre 2024.
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Ma vie ma gueule de Sophie Filières
Poétesse bossant dans la pub, la cinquantaine bien engagée, Barberie “Barbie” Bichette traverse une période de flottement personnel qui la tétanise ou la pousse a contrario à agir de manière impulsive. Face à ses enfants (qui la considèrent comme dérangeante ou dérangée), à son psy (qui n’a pas l’air de l’écouter), à sa sœur, ses amies ou un inconnu (qui en fait n’en est pas un), elle paraît à côté de la plaque. C’est grave ?
La sortie d’une œuvre posthume crée toujours un contexte délicat, où l’appréciation et le regard critique peuvent se trouver embarrassés par la nécessité d’honorer la mémoire de l’artiste défunt ; sans être insincère, le jugement est en somme biaisé par respect des convenances. Disparue après le tournage de ce long métrage, Sophie Filières nous dispense du moindre attendrissement superfétatoire puisque Ma vie ma gueule peut se voir comme un film testamentaire dénué de toute pompe funèbre. L’héroïne est une variation de la cinéaste ne se ménageant pas — voire s’égratignant volontiers — sans pour autant chavirer dans le nombrilisme.
Lady Barbie
Coutumière des comédies décalées à l’humour bancal (ça passe ou ça casse : soit on est fan, soit on est rétif), la cinéaste a trouvé ici avec Agnès Jaoui une irrésistible alter ego. Parfaite pour incarner les atermoiements et les indécisions ; osant sans impudeur être son personnage bouffée de contradictions et de complexes, la comédienne donne un relief formidable à Barbie sans jamais la rendre insupportable. On s’attache à son côté nature et l’on suit avec douceur son envol progressif, métaphore poétique d’un départ annoncé vers d’autres cieux plus joyeuse que macabre. La présence de Philippe Katerine, dans son propre rôle (mais aussi celui d’une sorte de Charon), compositeur de la bande originale en direct, ajoute au baroque de la chose, sans faire “placement de produit“ d’une célébrité.
S’achevant sur une idée aussi fantasque qu’aller construire un château en Espagne (mais plutôt en Écosse) Ma vie ma gueule laisse sans amertume avec le sentiment que Sophie Filières nous a offert en guise d’adieu son plus beau film. Et le plus drôle.
Ma vie ma gueule de Sophie Filières (Fr., 1h39) avec Agnès Jaoui, Angelina Woreth, Édouard Sulpice, Philippe Katerine, Laurent Capelluto… En salle le 18 septembre 2024.