Un homme encore jeune dévoré par la démence et un film qu’on aimerait vite oublier sont à l’affiche de cette semaine post-cannoise. Entre autres…
Memory de Michel Franco
Lors d’une réunion d’anciens lycéens, Sylvia éprouve un intense malaise en découvrant la présence de Saul. Malaise qui se change en angoisse lorsque Saul la suit chez elle et passe la nuit devant sa porte. Elle découvre le lendemain que celui-ci est en fait totalement inoffensif, atteint d’une forme de démence qui ravage sa mémoire. De son côté, Sylvia vit hantée par ses souvenirs : un traumatisme d’enfance, auquel s’ajoute un passé d’alcoolique, qu’elle combat en travaillant auprès des démunis. Après des débuts chaotiques, Sylvia va se rapprocher de Saul et devenir sa “dame de compagnie”…

Régulier dans sa production, fidèle à ses thématiques de prédilection, adoubé par les comédiens et les festivals internationaux — telle la Mostra, qu’il fréquente en fidèle —, Michel Franco est de ces cinéastes dont chaque long métrage nous rappelle l’importance, voire nous prépare à l’imminence d’un chef-d’œuvre. Son précédent opus, le drame camusien Sundown (2021) figure d’ailleurs en bonne place dans la liste des grands films à réévaluer d’urgence (ou à découvrir car passé inaperçu à sa sortie). Narrant le parcours d’un personnage condamné par la maladie et en proie à des problèmes familiaux, Sundown présente un indubitable air de parenté avec Memory… comme avec d’autres œuvres antérieures. Les secrets de familles y trônent en bonne place, ou le sentiment de ne pas être entre phase avec le monde tel qu’il va.
Seuls two
Sylvia et Saul ont en commun d’être cabossés, solitaires mais entourés : Sylvia a une fille ado, une sœur avec laquelle elle entretient des relations ambiguës, une mère qu’elle refuse de voir ; de son côté, Saul héberge son frère et sa nièce qui prennent soin de lui. Insulaires affectifs, reclus volontaires, la relation qu’ils nouent n’a rien d’une évidence ; elle n’a même rien de la fable de l’aveugle et du paralytique s’unissant pour vaincre des obstacles puisqu’elle en ajoute à leur existence au lieu d’en retrancher. Faisant tout pour éviter le conte de fées, Michel Franco est parfois à deux doigts de brutaliser psychologiquement personnages et spectateurs — certaines fausses pistes nous laissent entrevoir le pire — avant de les cajoler sur le slow-qui-tue de Procol Harum, A White Shade of Pale.
Il faut doublement saluer le jury de Venise pour le prix d’interprétation qu’il a décerné à ce film. D’abord, parce qu’il a préféré distinguer Peter Sarsgaard à une tête d’affiche pourtant plus “évidente”, sa partenaire Jessica Chastain. Ensuite (et surtout) parce que le jeu de Sarsgaard repose — à la différence de celui de Chastain — sur une forme d’understatement bienvenue aux antipodes du concept de performance, ordinairement réclamé par Hollywood pour les rôles dramatiques. Ce que le mélo perd peut-être en tire-larmes (et encore, le personne de Sylvia sort quand même la grosse artillerie rayon mouchoirs, dans une séquence à la Festen), la tragédie gagne en retenue, en justesse, en vérité. Sortir des sentiers battus en frôlant l’effacement, en suggérant l’absence, réclame sans aucun doute davantage de subtilité. Elle se trouve ici récompensée.

Memory de Michel Franco (Mex., 1h40) avec Jessica Chastain, Peter Sarsgaard, Brooke Tomber… En salle le 29 mai 2024.
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Salem de Jean-Bernard Marlin
À Marseille, Djibril est amoureux de Camilla. Une liaison compliquée car l’adolescent est d’origine comorienne et habite le quartier des Sauterelles tandis que sa copine est une gitane des Grillons, le quartier ennemi. Quand Camilla tombe enceinte, Djibril lui demande d’avorter — acte tabou pour la jeune femme. Au même moment, un assassinat endeuille la cité, impliquant tout ce petit monde. Saisi d’une ferveur exaltée, Djibril pense alors que son enfant à naître aura des pouvoirs messianiques propres à apaiser la guerre entre les quartiers…

Cannes 2024 vient à peine de tirer sa révérence que débaroule Salem, rescapé de la sélection 2023 (section Un certain regard). Il aura donc fallu une année pleine pour que le deuxième long métrage de Jean-Bernard Marlin se fraie une place sur les écrans. Et à voircette épouvantable purge, on en vient à se demander si Shéhérazade n’a pas bénéficié d’une indulgence exagérée, voire d’une fascination coupable pour ses intentions supposées. Enterré sous un étonnant tombereau de récompenses malgré sa facture pataude — rappelons qu’il avait surclassé Jusqu’à la garde au César du meilleur premier film —, cette romance revendiquant l’empreinte du réel avait pourtant mettre de quoi mal à l’aise, flirtant entre voyeurisme et misérabilisme.
Libéré des contraintes budgétaires grâce à ce succès précédent, Jean-Bernard Marlin a pu ici déployer ses ambitions. Corollaire : les défauts ont eux aussi profité du surcroît de moyens. Le bancal de jadis ne peut plus passer pour un touchant artefact, il enfle pour tourner en guignolade pseudo-mystique. L’image cramée façon Sahara — sans doute pour donner un éclat doré à la chose — ne sauve pas du ridicule cette énième variation sur Roméo et Juliette, où tout fait faux et surtout moins bien qu’ailleurs. N’est pas le Jacques Audiard d’Un prophète, ni le Ladj Ly des Misérables qui veut.

Salem de Jean-Bernard Marlin (Fr., int.-12 ans, 1h43) avec Dalil Abdourahim, Oumar Moindjie, Wallen El Gharbaoui… En salle le 29 mai 2024.