La peur du bug de l’an 2000 chez des ultra-riches, une surboum vampiresque en 1967 et trois ados des Ardennes d’aujourd’hui sont à l’affiche cette semaine. Entre autres…
The Palace de Roman Polanski
31 décembre 1999, quelques heures avant le réveillon dans un prestigieux palace de Gstaad. Avant d’accueillir ses hôtes — tous plus richissimes et capricieux les uns que les autres —, le directeur Hansueli prodigue ses ultimes conseils à ses brigades. Il n’imagine pas à quel point son légendaire flegme et ses talents de diplomates seront mis à l’épreuve durant cette soirée hantée par la peur du “bug de l’an 2000“, chamboulée par la géopolitique et parasitée par une farandole d’événements imprévus…
Hit the rich !
Cela pourrait être un essai des Pinçon-Charlot transposé à l’écran. Satire sociologique respectant quasiment les règles du théâtre classique, The Palace offre un portrait acide de groupe de super-nantis tout en s’abstenant de forcer la caricature : les personnages sont eux-mêmes des outrances vivantes, par leur apparence, leur comportement ou leur psyché… Dans cette ambiance très Montagne magique créant l’illusion de vitrifier leur existence ad vitam æternam, des aristos fin de règne côtoient d’anciens nouveaux riches, fraient avec des oligarques officiels, de jeunes demi-mondaines ou de vieilles cocottes refaites comme échappées d’une toile de Goya.
Sûrs de leur supériorité, tous ces convives affichent sans vergogne une vulgarité comportementale comme on brandit un bouclier. Mais ce réveillon aux allures de nuit d’Halloween dissout dans l’alcool ce qui leur reste de masque social, les livrant nus et grotesques dans leur médiocrité et leurs défaillances organiques. Peur de déchoir, de vieillir — il faut d’ailleurs saluer la courageuse auto-ironie de Sydne Rome, actrice défigurée interprétant ici l’une des folles de la chirurgie esthétique —, de mourir… Par contraste, Hansueli et ses troupes ne cessent d’acquérir des quartiers de noblesse par leur élégance et leur professionnalisme discrets. En vitriolant ainsi les dominants, Polanski (ainsi que ses coscénaristes Jerzy Skolimowski et Ewa Piaskowska) réussissent au fond ce que Ruben Östlund avait tenté dans son didactique et opportunément consensuel Triangle of Sadness/Sans filtre.
Est-ce que ça c’est Palace ?
Farce ou comédie acide, voire burlesque, absurde et macabre par instants — lorsqu’il s’agit de promener un macchabée au milieu de vivants qui sont sans doute plus morts à l’intérieur que le défunt lui-même, ayant succombé en pleine épectase — The Palace fait quasiment figure d’exception dans le corpus polanskien où le drame se taille la plus imposante part. Il rejoint en revanche l’un de ses thèmes obsessionnels : celui de la “maison maudite” ou du huis clos. Car même s’il s’agit d’un établissement de prestige où tous les souhaits sont instantanément exaucés, le palace est une cage (dorée), à la manière — dans le désordre chronologique — de l’immeuble de Rosemary’s Baby, de la maison de Cul de sac, de l’appartement de Carnage ou de la copropriété du Locataire — que Polanski avait adapté de Topor… lui-même co-créateur de la série Palace. Celle-ci n’a rien à voir avec ce film, mais on imagine sans peine une communauté d’esprit.
Hier ≠ aujourd’hui ?
Film d’aujourd’hui renvoyant à un passé pas si lointain, The Palace est également, dans sa forme et par un étrange effet de chiasme, une œuvre d’un autre temps parlant singulièrement de notre époque contemporaine. À bien des égards, il ressemble en effet à une production de la fin des années 1990 : pas uniquement du fait de ses têtes d’affiches, mais aussi parce qu’il épouse le genre “film-chorale” — genre alors en vogue grâce à Robert Altman ou Paul Thomas Anderson — et que certains effets ou décors, volontairement ou non, rappellent les débuts du numérique.
Inversement, le regard qu’il porte sur notre XXIe siècle bien entamé a de quoi faire rire jaune puisque le 31 décembre 1999 marque l’avénement de Vladimir Poutine comme président (par intérim !) de la république russe. Celui-ci présente ses vœux dans un discours dont on voit un extrait, où il ne manque pas d’assurer que « liberté d’expression, de conscience, les médias indépendants ainsi que droit à la propriété privée… Toutes ces composantes essentielles à une société civilisée sont garanties par l’État ». Vingt-cinq ans plus tard, on trouve là une nouvelle illustration du tristement fameux dicton politique : « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent ». Polanski ajoute par ailleurs quelques allusions aux escroqueries numériques et glisse dans la foule des convives la silhouette d’un putatif Bernard Madoff. Rien n’a changé mais le monde s’est bouleversé en un quart de siècle.
Se bouclant sur une image libertaire se situant quelque part entre Rabelais (pour sa provocation grivoise) et Lautréamont (pour son improbabilité surréaliste), The Palace est un grand film. Encore faut-il pour l’apprécier, le considérer pour ses qualités intrinsèques.
De l’œuvre
Sortir un film mi-mai en salle tient en effet de la gageure lorsqu’il figure hors du dispositif cannois. Car si la planète entière braque ses projecteurs sur la Croisette, semblant avoir le cinéma pour seul horizon, les médias ne rendent alors en réalité compte que de films prévus sur les écrans entre l’été et le printemps prochains. Paradoxalement, cette date compliquée peut s’avérer une aubaine dans deux circonstances diamétralement opposées : quand l’auteur dispose d’une aura tellement vaste qu’il est sûr de ne jamais passer inaperçu quoi qu’il présente ; a contrario quand on souhaite rendre la plus discrète possible la nécessaire (car contractuelle) distribution d’un film qu’on sait déjà voué à l’échec. On sait depuis sa présentation à Venise que l’existence commerciale de The Palace pourrait être menacé, des recensions l’ayant crucifié “par principe” semble-t-il plus que par raison.
Cela fait soixante ans que chacun des nouveaux films de Polanski est attendu et une décennie qu’ils sont guettés. Non pour ce qu’ils représentent en tant qu’objets cinématographiques, mais parce que leur exploitation ouvre une fenêtre médiatique sur le cinéaste. Se substituant aux instances légitimes, certains contempteurs instruisent alors des procès n’ayant lieu de se tenir que dans des tribunaux, prononçant des sentences se réclament de la justice… là où le droit devrait être invoqué. Quelques affaires concernant Roman Polanski ont été jugées, d’autres sont pendantes et led droit sera dit à l’issue d’audiences et de débats équitables. Une chose est cependant sûre : quel que soit le verdict, il ne portera pas sur l’œuvre.
The Palace de Roman Polanski (It.-Fr.-Sui.-Pol., 1h41) avec Fanny Ardant, John Cleese, Mickey Rourke, Oliver Masucci… En salle le 15 mai 2024.
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La Morsure de Romain de Saint-Blanquat
1967. Interne dans un lycée catholique de province, Françoise est traumatisée par un cauchemar la persuadant qu’il ne lui reste plus qu’une journée à vivre. Désireuse d’en profiter jusqu’au bout, elle fait le mur avec sa copine Delphine et se rend en auto-stop à une soirée costumée dans une maison abandonnée. Elle y fait la connaissance de Christophe, un jeune homme prétendant être un vampire…
Baignée d’onirisme et d’épouvante crypto-érotique, cette histoire de morts vivants creuse non pas la tombe mais le sillon de la résurrection au carré en épousant la forme des productions de la fin des années 1960. Le travail opéré par Romain Saint-Blanquat et son équipe technique — Martin Roux à la photo et Sébastien Gondek au décor — s’avère d’ailleurs estomaquant : l’esthétique soignée rappelle le Jean Rollin des débuts (dont le cycle “vampires” s’engage en 1968) et l’atmosphère psyché-maladive entre chien et loup du Bal des Laze de Polnareff (sorti lui aussi en 1968). Fort bien choisis pour leur physique intemporels et leur jeu blanc, les comédiens achèvent de jeter le trouble sur cette restitution d’un cinéma jadis ignoré, aujourd’hui considéré avec intérêt mais assurément témoin de son temps. Ainsi que de certaines obsessions.
Premier sang
Car si la figure du vampire demeure auprès des adolescents l’incarnation parfaite du combo éros/thanatos, elle s’est sacrément glamourisée au XXIe siècle, réduisant le non-mort à des contours romantiques mièvres. La Morsure laisse a contrario planer continûment incertitude et menaces sur son héroïne prise en étau entre diverses croyances (la foi des sœurs dirigeant le lycée, l’ésotérisme de son médaillon fétiche, la prémonition de son rêve, sa fascination pour le vampire…), ignorant tous les signaux envoyés par la raison. Telle une Alice traversant le miroir, Françoise fait l’expérience en une nuit du passage vers un autre état ; quant à son désir ardent de verser le sang, il offre là encore une métaphore vintage que chacun saura décrypter. Un coup d’essai prometteur.
La Morsure de Romain de Saint-Blanquat (Fr., 1h27) avec Léonie Dahan-Lamort, Lilith Grasmug, Fred Blin… En salle le 15 mai 2024.
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Les Trois Fantastiques de Michaël Dichter
Les vacances d’été approchent pour Max, Vivian et Tom, trois inséparables collégiens vivant dans une petite ville de l’Est de la France. Mais alors que la légèreté devrait être de mise, les tracas s’accumulent et s’amplifient avec le retour du grand-frère de Max, tout juste sortie de prison…
Nul ne saurait nier le désir profond de cinéma de Michaël Dichter, pas plus que son attachement à ses personnages à qui il offre ici des prolongations, après le court métrage Pollux. Ni, enfin, la sincérité de ses intentions lorsqu’il tient à dépeindre un contexte social déliquescent plombé par le chômage des parents, le harcèlement scolaire ou la mauvaise influence d’un aîné toxique. Autant dire que la barque est chargée : n’était la lumière dorée des crépuscules estivaux, le trio aurait de quoi carburer au Lexomil avant l’âge ! Hélas, cette surabondance fait penser à un empilement de paramètres, une construction appliquée de causalités destinées à provoquer des situations canoniques — des “mèmes narratifs“, pourrait-on dire aujourd’hui — là où espère plutôt que la caméra nous surprenne en capturant du réel.
Encore trop prisonnier de ses références pour parler par sa voix propre, Dichter compose un roman d’apprentissage… sage, qui suscite plus de sympathie bienveillante que d’empathie. On attend de voir la suite — comprenez, le prochain film du réalisateur.
Les Trois Fantastiques de Michaël Dichter (Fr., avec avert. 1h35) avec Diego Murgia, Emmanuelle Bercot, Raphaël Quenard… En salle le 15 mai 2024.