Dans “Amal – Un esprit libre”, le cinéaste belge Jawad Rhalib évoque l’endoctrinement religieux islamiste dans un lycée bruxellois… et ses conséquences sur une élève mis au ban (car tatouée et suspectée d’être homosexuelle), puis sur Amal, une enseignante s’élevant contre l’immobilisme de l’administration. Échange dans le cadre des Rencontres du Sud à Avignon, où le film a reçu une mention spéciale pour l’interprète du rôle-titre, Lubna Azabal.
L’art occupe une place centrale dans votre film : pour preuve, la première image de Monia révèle le fameux tatouage qu’on lui reproche d’avoir fait et par la suite, le dessin devient son refuge. C’est ensuite grâce à la poésie que Amal tente de combattre l’endoctrinement religieux…
Jawad Rhalib : Exactement. Si vous regardez bien ce qui s’est passé dans les pays arabes avec l’arrivée de Daesh et compagnie, ils se sont attaqués tout de suite aux musées, à l’art, aux intellectuels et aux artistes. Parce qu’ils ont peur de l’art, de la culture. Ce qui les intéresse, c’est des gens incultes pour pouvoir les dominer. C’est aussi simple que ça. Au Maroc, les Berbères ont des tatouages depuis je sais pas combien de temps. Avec l’arrivée de la religion, on leur a dit : « il faut l’enlever, c’est interdit ; à cause de ça, vous n’allez pas rentrer au paradis. » Donc il y a des femmes qui ont commencer à enlever leurs tatouages. C’est vraiment l’art face aux interdits.
Amal, Monia ou encore la mère qui a eu le courage de partir. Vous semblez privilégier des personnages de femmes fortes…
Si vous regardez ma filmographie, j’ai toujours filmé des femmes parce que je trouve qu’elles sont courageuses. Un docu m’a amené vers Amal : Au temps où les arabes dansaient, où j’avais suivi pendant pas mal de temps des artistes en création au Maroc, en Egypte, en Iran, en Belgique et en France. Ils vivaient avec leur peur et subissaient justement la censure des islamistes : interdit de faire de la musique, de danser, de créer etc. Je me souviens d’une séance de Au temps où les Arabes dansaient dans une salle de cinéma, où j’avais mélangé une école d’art où il n’y avait que des filles et une école, Les Arts et Métiers, d’Anderlecht une commune bien radicalisée près de Bruxelles.
Après le film, il y avait eu un gros débat. Les mecs derrière étaient là à m’agresser verbalement. Et les filles se sont retournées pour défendre les propos du film et pour défendre leur position. Après, je n’ai plus rien fait : j’ai assisté à un débat entre les filles et les garçons. Elles sortaient tellement d’arguments que les garçons n’osaient même plus parler. Donc oui, pour moi, chapeau aux femmes qui résistent à tout et qui le montrent !
Lubna Azabal, qui interprète de Amal, habite le rôle…
C’est une grande actrice, Lubna Azabal. C’est-à-dire qu’elle s’engage. Le premier jour où j’ai commencé à écrire, c’était elle. Dès que je lui ai parlé du film, elle a plongé dedans avec toute l’énergie que j’ai découverte chez elle. J’ai eu la chance, bien sûr, de voir cette grande actrice interpréter ce rôle. Ce n’est pas non plus une militante — pas comme moi, en tout cas.
On a énormément travaillé ensemble. Je lui ai demandé qu’elle puisse transformer les dialogues à sa façon : comment elle aimerait dire les choses. C’était primordial pour moi — et surtout pour elle — dans ce film parce que c’est très dangereux comme thématique ; il faut pas se louper. On pourrait nous attaquer si on racontait n’importe quoi. On s’est bien documenté sur tout ; c’est mon côté documentariste qui a joué.
Était-ce important qu’elle apparaisse aussi enragée sur la fin, face la directrice du lycée ?
Les cris d’Amal, ce sont mes cris à moi. Ça fait des années que j’alerte, que je dis : « attention, il se passe des choses ». Pour moi c’est de la non-assistance à enfant en danger. Et personne ne réagit, personne n’écoute, les gens regardent ailleurs. Sa seule façon pour se faire entendre, c’est de crier malheureusement. Personne n’a voulu bouger. Surtout la directrice qui continue de demander « pas de vague, mets de l’eau dans ton vin ». On te punit toujours, en fait : Monia, c’est elle qui est exclue. Et Amal, on lui dit « prends une semaine de vacances parce que tu es fatigué et reviens en forme ».
Vous avez travaillé avec une équipe de jeunes, sur des situations très violentes. Comment les avez-vous préparés ?
Ça a été quand même beaucoup de boulot avec les jeunes, dans le sens où on avait un scénario, des dialogues : il y avait une base écrite. À partir de là, ce qui m’intéresse, c’est d’aller chercher l’imprévisible, d’aller provoquer ces improvisations préparées. Je lançais une thématique : « ok vous, vous êtes pour l’homosexualité, vous allez défendre ; vous, vous êtes contre. » Je les laissais débattre entre eux, et après : « Ok, changez de position. » Donc je travaillais avec eux sur ça — sur le film, mais sans rentrer dans le texte pour ne pas les fatiguer, pour qu’après, ce soit automatique, un réflexe. Et après je leur demande d’oublier le scénario, d’oublier les dialogues et de vivre.
Avez-vous eu des surprises ?
Bien sûr. Chaque fois, ils me sortaient même mieux que ce que j’attendais. Et donc automatiquement les autres à qui je demandais de ne pas arrêter tant qu’ils n’entendaient pas « coupez » réagissaient à la situation. Et donc les réactions étaient à la hauteur des interventions.
Sans évidemment dévoiler la fin, il y a des éléments extrêmement troublants de similitude avec Le Jeune Ahmed, notamment dans l’accompagnement avec les jeunes qui achoppe…
Le Jeune Ahmed, je l’ai bien sûr vu. Ce n’est pas du tout la même chose. J’ai énormément de respect pour le travail des frères Dardenne, c’est eux qui ont ouvert la voie au cinéma belge, mais la fin de ce film n’est pas crédible pour moi — connaissant la problématique, le problème de radicalisation des jeunes qui sont partis en Syrie, qui ont été embrigadés etc. On ne peut pas les changer comme ça, si vite et de cette façon-là. Et surtout quand on a un jeune qui refuse même de parler à sa mère, de serrer la main des femmes… On ne peut pas traiter cette question de cette façon-là.
Ce qui m’amène à mon choix à moi, dans le sens où je ne peux pas mentir au public. J’ai pris le risque de perdre des exploitants, que le film ne puisse pas sortir — en tout cas en France ni d’ailleurs dans pas mal de pays. Parce que ce n’est pas en arrêtant une personne que ça va résoudre tous les problèmes. Il y a des films qui sont très légers ; que le public aille les voir tant mieux pour lui. Moi, je veux faire un film radical à l’image de ce que je vis et je vois au quotidien. Je veux choquer pour faire bouger les lignes, pour dire « attention ! » et puis « c’est réel ».
Votre film visant d’une certaine manière à accomplir le même travail pédagogique que votre héroïne, éprouvez-vous une quelconque angoisse à vous retrouver dans sa situation ?
J’aurais bien aimé faire des films beaucoup plus légers, mais je refuse d’être spectateur de mon monde. Je veux être acteur ; je veux faire bouger un petit peu les lignes. Ça fait des années que je traite des sujets dits « sensibles », parce que beaucoup de gens, beaucoup de décisionnaires surtout, détournent le regard.
C’est exactement la même chose avec Amal : il y a toujours cette peur, inexplicable pour moi, dans le sens où on a des gens qui parlent et décident au nom des autres de censurer à la base et de dire : « Ah non, ce film, il est islamophobe. » On me traite d’islamophobe alors que ce n’est pas le cas. Les gens qui regardent ce film et nous traitent d’islamophobes, c’est qu’ils n’ont pas bien vu le film. [Dans le film], le père de Monia, Monia, Amal, les jeunes, Rachid sont des gens qui défendent l’islam — le vrai islam, qui est un islam d’ouverture.
Amal – Un esprit libre de Jawad Rhalib (Bel., avec avert. 1h51) avec Lubna Azabal, Fabrizio Rongione, Catherine Salée, Kenza Benboutcha… en salle le 17 avril 2024.