Elles sont rebelles à l’autorité, révolutionnaires ou transgressives. Trois femmes puissantes sont à l’affiche cette semaine. Entre autres…
Tiger Stripes de Amanda Nell Eu
Malaisie, de nos jours. Collégienne sans rien de particulier jusqu’alors, Zaffan assiste aux changements qu’induit la puberté sur son organisme. Sauf qu’ils outrepassent ce qu’il est convenu d’en attendre d’ordinaire. Son énergie, son goût pour la liberté et sa volonté de balayer les dogmes assignant les jeunes femmes à la plus stricte obéissance, la transforment en menace pour son entourage scolaire. Un peu comme ce tigre auquel elle ressemble de plus en plus…
Bien que la moitié de la population mondiale soit concernée par le sujet, la question des règles est rarement portée à l’écran — a fortiori comme sujet central d’un film. Fait exceptionnel, le remarquable Alerte rouge (2022) de Domee Shi produit par Pixar avait avec audace battu en brèche ce consensus sociétal ; hélas une conjoncture calamiteuse — la pandémie du Covid — avait poussé Disney à privilégier son exploitation sur plateforme. Pour le grand public, il est donc resté invisible voire inédit. À (re)découvrir.
Zaffan fixe les règles
Amanda Nell Eu — une autre réalisatrice, donc — pousse à son tour son pion pour aborder cette période de la vie des jeunes femmes, usant également de métaphores pour évoquer les métamorphoses corporelles… et ajoutant au passage une dimension un brin plus corrosive : affirmer un refus de l’aliénation qu’impose le “changement d’état”. Dès la première séquence, on découvre en effet en Zaffan une fillette pleine de vie et sans malice, que des autorités vitrifiées (familiale, scolaire ou religieuse) voudraient contraindre du jour au lendemain — comme dans Le Jour où je suis devenue femme de Marzieh Meshkini (2000), où une gamine iranienne perdait le droit de jouer et gagnait l’obligation de porter un tchador parce qu’elle fêtait ses neuf ans. Zaffan étant plus grande et son caractère plus affirmé, elle se montre moins docile quand on tente de rogner sa liberté.
La liberté n’est ici pas un vain mot. Elle s’inscrit en filigrane de Tiger Stripes, qui l’exprime de toutes les façons possibles. Irréductible à un genre — coming of age movie, comédie burlesque, drame, fantastique etc. —, il emprunte à une foule de registres comme pour dépeindre les différents états de Zaffan, son humeur en sinusoïde et son impression d’être singulière dans un monde trop normé. Totalement inattendu à bien des égards (et l’on est curieux de voir d’autres productions malaisiennes du même tonneau), insolite dans ses rebondissements, il conjugue fantaisie décalée de séquences accélérées, ambiances contemplatives de plans peuplés de spectres à la Oncle Boonmee… et fraîcheur d’images de jungle semblant animer des toiles du Douanier Rousseau version trash.
Grand Prix lors de la dernière Semaine de la Critique, le rugissant Tiger Stripes célèbre la naissance d’une cinéaste qu’on aurait grand tort de ne pas suivre dès à présent.
Tiger Stripes de Amanda Nell Eu (Mala.-Taï.-Sin.-Fr.-All.-Indo.-Qat., 1h39) avec Zafreen Zairizal, Deena Ezral, Piqa… en salle le 13 mars 2024.
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La Nouvelle Femme de Léa Todorov
Paris, aux balbutiements du XXe siècle. Demi-mondaine espérant un beau mariage, Lili d’Alengy dissimule sa fille handicapée Tina aux yeux de tous. Apprenant qu’une école italienne serait susceptible de s’en occuper, elle part à la rencontre de sa fondatrice, Maria Montessori. Grâce aux méthodes révolutionnaires de cette médecin, Tina s’épanouit et Lili gagne (un peu) en tendresse maternelle…
Dans l’absolu, on peut trouver que ce titre passe-partout “colle” mal avec un film visant à promouvoir la figure de Maria Montessori. Car si cette dernière s’inscrit dans un mouvement global de précurseuses en matière d’émancipation féminine et de lutte contre le patriarcat, son projet vise avant tout à faire évoluer les principes de l’éducation. Donc à favoriser l’avènement d’un “nouvel enfant”, ou à tout le moins d’une nouvelle société plus favorable aux enfants. Paradoxalement, la construction biscornue du film confère une légitimité au titre : un long préambule laisse à penser que Lili d’Alengy en est l’héroïne jusqu’à ce que Maria Montessori entre en scène et que l’histoire bifurque sur elle, ravalant la cocotte au rang de figurante. Voire de prétexte, à l’instar de certaines séquences où le désir manifeste de fabriquer des situations toutes faites prend le pas sur le naturalisme ou le l’envie de créer de l’émotion.
Cette focalisation qui s’opère sur Maria et ses propres problèmes (dont sa culpabilité d’avoir abandonné en nourrice son propre fils) sape la promesse d’un duo d’actrices/de personnages féminins portée par l’affiche — ou d’un possible transfert de maternité pour l’enfant rejetée. On a l’impression que, n’osant s’avouer que son sujet est la pédagogue, Léa Todorov se force à l’entourer d’une gangue de fiction superflue qui, elle, n’emballe guère. Succombant à la tentation de romancer (pour se sécuriser sans doute), la cinéaste délaisse la simplicité et son corollaire : la vérité.
La Nouvelle Femme de Léa Todorov (Fr.-It., 1h39) avec Jasmine Trinca, Leïla Bekhti, Rafaëlle Sonneville-Caby… En salle le 13 mars 2024.
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Les Rois de la Piste de Thierry Klifa
On lui donnerait le bon Dieu sans confession, mais Rachel a tout de la vieille dame indigne. Matriarche d’une lignée de malandrins plus pieds nickelés qu’as de la cambriole, son dernier coup a causé l’incarcération d’un des fils et la disparition de l’autre avec le butin — une toile de Tamara de Lempicka. Des années plus tard, la détective d’une compagnie d’assurance pistant le fameux tableau se lance aux trousses de Rachel et des siens, qui peinent à se réunir et à se réconcilier…
Reconnaissons à Thierry Klifa un indéniable talent : réunir des distributions généreuses en têtes d’affiche prestigieuses couvrant deux à trois générations d’acteurs. Un corolaire nécessaire à la mise en œuvre de ses scénarios reposant en général sur des histoires de familles, dont la mère est la pierre angulaire. Des rôles de femme fortes, taillés sur mesure pour valoriser les stars qui vont les incarner, sans beaucoup de prise de risque. Fidèle complice du cinéaste à la scène, Fanny Ardant prend donc ici la suite de Catherine Deneuve, mais n’y gagne pas forcément au change.
Comédie policière, Les Rois de la piste ne brille pas franchement pas sa fantaisie ni sa légèreté (à moins de considérer que le rythme poussif et l’humour surjoué de prime time participent d’un hypothétique second degré). Quant à l’intrigue, plutôt rudimentaire, passé le coup de théâtre gadget du second acte, elle se trouve inutilement embrouillée au moment de sa résolution — on se croirait dans un mauvais téléfilm précipitant, faute de temps, la révélation du coupable. Dispensable.
Les Rois de la Piste de Thierry Klifa (Fr., 1h56) avec Fanny Ardant, Mathieu Kassovitz, Laetitia Dosch… En salle le 13 mars 2024.