Productrice et documentariste, Léa Todorov signe une première fiction fortement ancrée dans le réel historique en racontant un épisode de la vie de la pédagogue Maria Montessori. Rencontre dans le cadre du Festival de Sarlat où son film présenté en ouverture a remporté la Salamandre d’Or et le Prix d’interprétation féminine pour Jasmine Trinca.
Vous vous étiez déjà intéressée à la problématique de l’éducation en écrivant le documentaire Révolution école : l’éducation nouvelle entre les deux guerres (2017). Pourquoi avoir choisi de poursuivre dans la fiction ?
Léa Todorov : J’avais peut-être l’impression de ne pas avoir épuisé le sujet et qu’il y avait dans la fiction la possibilité de travailler sur l’émotion — ce qu’on n’a pas de la même manière en documentaire — en racontant une histoire aussi singulière que de Maria Montessori, qui était esquissée dans le film documentaire, mais qui traitait d’une période postérieure à celle dont je m’occupe ici. Dans la fiction, je me concentre sur un moment de vie de Maria, où elle est le plus en prise avec les problématiques féministes de son temps et où elle travaille avec ce public d’enfants [handicapés, NDR] qu’elle va ensuite délaisser pour s’occuper de tous les enfants.
Dans le film, le personnage de Maria parle de l’affranchissement que peuvent permettre l’éducation, l’école… La fiction permet-elle de la même manière un affranchissement par rapport au cadre strict du documentaire ou aux faits historiques ?
Je ne me suis vraiment pas du tout affranchie parce que j’étais obsédée par la véracité historique et le fait coller au plus près des mots de Maria Montessori, de ce qu’elle a vraiment pu vivre… En fait, j’avais un mal fou à me libérer de ces contraintes pendant toute l’écriture de la fiction jusqu’à ce que qu’on ait eu l’idée avec la monteuse de travailler sur cette lettre où elle s’adresse à son fils en début et en de film — et qui n’était pas dans le scénario. J’ai été chercher dans un journal intime ce qu’elle avait écrit pendant sa traversée de l’Atlantique ; tout son vocabulaire, ses mots, ses expressions…. La dernière phrase « à toi les joies, à moi les peines », elle écrit plusieurs fois dans ce journal que c’est la prière qu’elle se répète depuis la naissance de son fils ; elle prie pour que ce soit son destin.
J’ai pu inventer un personnage de fiction très libre par rapport à une réalité historique, mais j’ai vraiment lutté pour trouver quelque chose qui soit le plus vraisemblable et qui heurte le moins possible la trajectoire réelle de Maria Montessori.
Avez-vous volontairement cherché à représenter le mariage des femmes comme un handicap ?
Je n’y ai pas pensé en ces termes-là. Disons que les femmes à l’époque étaient considérées de fait, comme des êtres amoindris, privés de leurs droits. De ce point de vue-là, cela explique aussi sûrement que Maria ait lié elle-même ces problématiques féminines avec le destin de ces enfants et leur prise en charge.
Vous montez qu’au début de XXe siècle, les personnes en situation de handicap ne sont guère mieux considérées au Moyen Âge…
En lisant sur la question, je me suis rendue compte qu’on croyait que les enfants neuro-atypiques ou avec des difficultés motrices ne naissaient que dans des familles pauvres : les riches les cachaient tellement bien qu’on pensait qu’il n’y en avait pas. Quand on lit les textes, on pense que ça vient d’une mauvaise alimentation, d’une mauvaise hygiène de vie.
L’histoire du handicap et de la prise en charge du handicap est complexe. Ce qui m’a marquée c’était à quel point dans la lignée du travail qu’avaient fait Itard — qu’on connaît grâce à L’Enfant sauvage de François Truffaut — et Bourneville, que je cite dans le film, il y avait quand même une volonté très moderne de s’occuper de ces enfants. Et pendant une grande partie du XXe siècle, on a complètement abandonné ce principe de rééducation, qui est redevenu aujourd’hui complètement au cœur de la prise en charge, avec presque 100 ans d’amnésie. Entre les manuels du début du XIXe siècle de Bourneville et ce qu’on fait de mieux aujourd’hui, on a l’impression qu’il ne s’est rien passé.
Maria Montessori a une vision très moderne de la manière dont s’occuper de ces enfants-là et de ce public spécifique. J’ai essayé de montrer dans le film la manière dont elle utilise aussi des arguments économiques pour développer cette idée. Elle dit que ça coûtera moins parce qu’au lieu de les entretenir dans des asiles, on va leur faire faire un travail que d’autres personnes ne veulent pas faire. Ce qu’on fait un peu aujourd’hui avec le travail spécialisé — mais encore d’une manière très marginale. Il y a cette idée de faire corps, faire société avec toute la population. J’aimerais bien que le film attire l’attention là-dessus, parce qu’on n’y est pas du tout.
Lorsque Maria Montessori fait sa communication devant l’assemblée des sommités et des mandarins, elle développe l’idée qu’il faut une présence maternelle pour compenser la carence affective. Ce faisant, elle s’expose au risque qu’on la renvoie à sa “fonction” de femme maternante alors qu’elle prouvé qu’elle pouvait être l’égale d’un homme dans une carrière médicale. Cela s’est-il passé de cette manière ?
Elle dit peut-être encore l’inverse, que cette fonction maternante doit trouver sa place dans la société ; elle le développe encore plus, ensuite, avec les jeunes filles à l’université. Elle dit, en réalité, que les femmes ont des qualités que les hommes n’ont pas. Et c’est de ça qu’il faut faire usage, pour transformer la société. À l’époque, elle a vraiment une ambition, presque politique, qui est très forte. Justement, je trouvais intéressant d’avoir un personnage qui n’essaye pas de devenir un homme, mais de rester une femme et d’affirmer sa singularité féminine dans un monde d’hommes.
Quasiment toutes les phrases qu’elle dit dans ces discours-là sont des phrases qu’elle a vraiment dites. J’ai réarticulé ensuite l’ordre et la parole. Je pense qu’il y avait aussi chez elle, au bout d’un moment, un ressentiment de cette place de femme à laquelle elle était sans cesse renvoyée et qui nourrissait aussi ses discours. Parce qu’elle n’en pouvait plus de devoir se battre aussi pour exister. Elle était usée par cela. Ensuite, choisir de rester dans le domaine de la pédagogie et abandonner le côté féministe de son engagement qu’elle avait à ce moment-là, je pense que c’était aussi pour se protéger de cette fatigue et de ces attaques qu’elle subissait.
Comment avez-vous choisi vos jeunes interprètes ?
On a passé beaucoup de temps en casting. On a vraiment priorisé cet aspect du film très tôt, même, dans la logique de production. D’abord, on fait un casting assez long — un casting sauvage classique : on fait appel à plein d’associations, de centres (ESAT, CAMS, IME…). On s’est beaucoup déplacés dans des écoles et dans des centres pour rencontrer un public le plus large possible parmi ces enfants, avec comme critère la possibilité de créer du lien. S’il ne se passaient vraiment rien en 20 minutes, on se disait que ce serait difficile sur le plateau de faire quelque chose, mais on essayait d’être le plus inclusif possible et de quand même leur permettre de participer à certaines séquences de films, parce que c’était possible pour nous de les accueillir. Le film s’est beaucoup construit aussi autour d’eux — et de ce qui était possible de faire avec eux.
Les familles et les enfants ont complètement porté le projet avec moi, et c’était super chouette : les parents nous disaient que les matins où ils allaient venir pour le tournage, ils s’habillaient tout seuls, alors que le reste du temps, c’était impossible de les convaincre. On avait un enfant sur le spectre autistique et non parlant, qui s’animait et s’excitait au moment où il savait qu’il allait nous rejoindre : il avait complètement compris les enjeux. On a vite compris dans les stages que quelqu’un qui, par exemple, est non parlant, peut complètement comprendre des consignes de jeu et travailler avec moi comme un acteur. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas la même communication qu’on ne comprend pas.
À quel moment avez-vous choisi Leila Bekhti ?
Assez classiquement, au moment du casting pour le rôle principal. C’est le premier rôle qu’on caste avec celui de Jasmine, évidemment. Jasmine, on avait déjà tissé un début de relation, alors que je n’avais pas encore écrit le scénario. Je lui parlais du projet, j’avais eu la chance de la rencontrer et elle était tout de suite assez partante. Leila, c’est vraiment au moment du casting. Le personnage de Lili d’Alengy est quand même un personnage potentiellement assez désagréable, : une femme qui rejette son enfant, qui en a honte, qui a des réactions assez violentes à son égard… J’ai trouvé que Leïla était vraiment la comédienne à même de nous faire suspendre notre jugement sur elle et d’amener une dimension très humaine au personnage. On voit qu’elle n’agit pas bien, mais en même temps, on n’est pas en train de la détester tout de suite, sinon c’est fichu.
Et à quel moment Nancy Huston est-elle arrivée dans le projet ?
Au moment du Covid. Vous savez que c’est ma mère ? (rires) C’est très drôle parce qu’après coup, je trouve que le personnage de Betsy est parfait pour elle — comme une espèce de figure féministe d’une vague précédente. Le personnage de Betsy est inspiré par une théosophe, Annie Besant, une grande féministe anglaise qui avait milité auprès des suffragettes et avait, elle aussi, perdu la garde de ses enfants dans une séparation d’avec son mari. Il y avait vraiment ce truc de précurseuse par rapport à la génération de Maria Montessori.
Ma mère, forcément, est déjà de cette génération d’avant. Et c’était une solution qui nous est venue à un moment où on cherchait à simplifier le projet : à ce moment-là, faire venir des actrices anglaises, c’était une tannée pour un rôle petit, mais néanmoins important. Ça coûtait hyper cher et nous, on fabriquait notre film d’époque dans des contraintes budgétaires affolantes… Finalement, je trouvais ça très logique que ce soit ma mère qui incarne le rôle. Elle le fait bien, franchement. (rires)
Vous avez évoqué Truffaut. Pour L’Histoire d’Adèle H., autre figure féminine forte, il avait opté pour la partition inédite et posthume du compositeur Maurice Jaubert. Ici, vous avez également sélectionné l’œuvre une compositrice défunte, Mel Bonis. Pourquoi ce choix ?
Parce qu’elle est tellement forte ! Je pense que pendant l’écriture et le début de la préparation du film, j’avais toutes les écoutilles ouvertes sur les femmes de cette époque. Et c’est une contemporaine de Montessori et du personnage de Lili dans le film. J’ai commencé à écouter une émission de radio sur elle, et sa musique m’a énormément séduite. Elle a laissé une oeuvre considérable : on puisait dedans, c’était un peu miraculeux d’avoir finalement autant de propositions ; jamais un compositeur ne ferait autant de propositions pour un film que l’oeuvre qu’elle a laissée. En plus, comme elle est assez méconnue, on n’a pas le sentiment qu’on l’a déjà écoutée cinq mille fois. C’était génial. Au finale, on a beaucoup utilisé des oeuvres de jeunesse. Et Mel Bonis, comme Maria Montessori, a une histoire d’enfant caché et d’enfant abandonné, lié à son statut de femme. Elle n’a pas pu épouser l’homme qu’elle voulait , mais elle a quand même fait un enfant caché avec lui des années plus tard. Tant qu’on y était, il y avait l’idée de rajouter une autre histoire, et que La Nouvelle Femme porte vraiment tous ces destins ensemble.
La Nouvelle Femme de Léa Todorov (Fr., It., 1h39) avec Jasmine Trinca, Leïla Bekhti, Rafaëlle Sonneville-Caby… En salle le 13 mars.