Une actrice qui vam(piris)e un couple, une plasticienne qui fascine son modèle et une fille qui va jusqu’à s’oublier aux portes de la folie pour retrouver sa mère se côtoient cette semaine. Entre autres…
May December de Todd Haynes
Même si la chambre d’amplification cannoise a offert en mai dernier une retentissement certain à May December — notamment lors de sa conférence de presse, où Todd Haynes avait donné (en français dans le texte) sa libre traduction du titre —, il n’est sans doute pas inutile d’en rappeler le sens. Cette métaphore saisonnière elliptique renvoie à l’écart d’âge entre deux amants, comme dans la chanson de Reggiani,Il suffirait de presque rien —: « elle au printemps, lui en hiver ».
La différence est bien plus marquée entre Gracie et Joe, couple s’étant formé quand Joe était jeune ado et Gracie déjà mère de famille, ce qui lui avait valu la prison (où elle avait accouché) ainsi qu’un opprobre tenace. Une vingtaine d’années plus tard, Elizabeth, une actrice célèbre s’apprêtant à jouer le rôle Gracie vient passer quelques jours dans leur entourage, prenant des notes à leur contact et interrogeant leurs proches, s’insinuant toujours plus dans leur quotidien pour étoffer son “personnage“…
Parasite(s)
Qu’est-ce qu’une adaptation, si ce n’est une sorte de translation ? On sait Todd Haynes familier de l’exercice, opérant volontiers des variations sur des thèmes connus (The Velvet Goldmine, I’m not there, Loin du paradis…). S’inspirant ici lointainement d’un fait divers ayant défrayé le chronique, il pousse le décalage en se focalisant moins sur le “scandale“ initial, mais sur l’entreprise de parasitisme menée par le personnage de l’actrice qu’incarne Natalie Portman À la manière du coucou — ou du saprophyte, étant donné qu’elle se nourrit avec grand profit des aspects les plus détritiques de l’histoire —, Elizabeth se glisse dans le nid familial pour “mimétiser“ Gracie, manifestant une absence de scrupules à la mesure de sa conscience professionnelle… et de son ambition comme la Eve de Mankiewicz. Un vampirisme courtois, d’autant plus répugnant qu’il se pare de manières policées.
Haynes craignait-il que le public ait du mal à comprendre son angle d’attaque ? Cédant à son péché mignon (la tentation d’en faire toujours un peu trop au rayon symbolique quand ce n’est pas au niveau esthétique), il ajoute du parasitisme en contrebande. À l’image, en situant son récit à Savannah en Géorgie, célèbre pour ses arbres dégoulinants de mousse espagnole ; au son, en réemployant de façon assommante le thème obsédant écrit par Michel Legrand pour Le Messager (1971) — réinterprété ici par Marcelo Zarvos dans une variation qui ne peut faire oublier l’original.
“Film à actrices“ censément sulfureux mais dénué de tensions psychologiques crédibles comme de confrontations réellement surprenantes, May December laisse en définitive une impression de pétard mouillé et de redite.
May December, de Todd Haynes (É.-U., 1h57) avec Natalie Portman, Julianne Moore, Charles Melton… En salle le 24 janvier 2024.
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L’Homme d’argile d’Anaïs Tellenne
Gardien d’une maison de maître inhabitée, Raphaël vit en compagnie de sa vieille mère dans un pavillon de la propriété. Un bandeau sur l’œil, ce colosse aux allures de pirate mène une existence tranquille entre ses activités d’entretien, sa cornemuse et ses escapades en forêts avec la factrice. Quand débarque Garance, la propriétaire des lieux, son quotidien est chamboulée. Artiste célèbre et tourmentée, Garance va faire de Raphaël le modèle de sa prochaine sculpture…
C’est une chance inouï pour un comédien d’avoir à ses côtés une cinéaste inspirée par ce qu’il dégage et fidèle en amitié. Longtemps réduit à des seconds rôles où sa “gueule” était requise (récemment dans Pauvres créatures), Raphaël Thiéry avait dû attendre Pietro Marcello et le magnifique L’Envol sorti il y a tout juste un an pour que sa sensibilité soit enfin révélée. Anaïs Tellenne enfonce le clou avec son premier long métrage, dont Thiéry est la muse — à la fois derrière et devant l’écran.
D’une belle maîtrise, L’Homme d’argile frappe autant par sa retenue pudique, son regard féroce sur le milieu de l’art (et l’ingratitude des artistes vis-à-vis de leurs modèles lorsqu’ils ont achevé de les vampiriser) comme sa poésie de conte contemporain. Son humour décalé lui confère par ailleurs un cousinage avec le cinéma grolandais de Kervern & Delépine, lui aussi amateur de personnages peu communs, navigant entre le cocasse et le touchant. Très prometteur.
L’Homme d’argile, d’Anaïs Tellenne (Fr., 1h34) avec Raphaël Thiéry, Emmanuelle Devos, Marie-Christine Orry, Mireille Pitot… En salle le 24 janvier 2024.
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Captives de Arnaud des Pallières
Paris, fin du XIXe siècle. Afin de retrouver sa mère internée depuis des lustres, Fanni se fait enfermer sous une fausse identité à la Salpêtrière. Elle y découvre les mauvais traitements infligés aux pensionnaires par un personnel moins préoccupé par les soins ou les malades que par son pouvoir et son intérêt…
Grand sujet historique, distribution de prestige, photographie splendide… et pourtant, impression mitigée voire déception. Comme si les différents items énumérés ne parvenaient pas à fusionner pour catalyser une œuvre supérieure à ses qualités individuelles. La térébrante beauté de l’image crée ainsi un étrange malaise : il semble presque saugrenu d’être sensible à la perfection de sa composition, de ses contrastes et lumière quand le récit parle, pour l’essentiel, de souffrances. À moins qu’il ne s’agisse là d’un tour psychologique destiné à culpabiliser le public, spectateur des sévices et brimades exercés sur les personnages.
C’est d’autant plus regrettable que les actrices choisies offrent une diversité de caractères rendant compte de la complexité de la nature humaine. Des gueules et des tempéraments, autant du côté des garde-chiourme (Josiane Balasko, Marina Foïs évoquant Louise Fletcher dans Vol au-dessus d’un nid de coucous) que des internées (Dominique Frot, Miss Ming, Yolande Moreau, Carole Bouquet, Lucie Zhang, Elina Löwensohn). Dommage.
Captives de Arnaud des Pallières (Fr., 1h50) avec Mélanie Thierry, Josiane Balasko, Marina Foïs…