Dans “Fantastique Histoire d’amour”, un cristal synthétisé au CERN rend dépendants ceux qui s’en approchent et suscite de troubles convoitises. À la croisée des genres, Sophie Divry explore les mécanismes du désir, de l’amour et de l’addiction. Captivant.
Le titre de votre roman, Fantastique Histoire d’amour, est à la fois éminemment programmatique et très “premier degré”. Au fil du récit cependant, l’épithète “fantastique” prend une importance grandissante. Et l’on s’attend à tout moment à basculer pour de bon dans le genre. S’agit-il pour vous d’un roman fantastique, au sens traditionnel du terme ?
Sophie Divry : C’est une bonne question…Alors le titre, je l’ai eu assez vite. Et quitte à en avoir un, autant qu’il soit un peu vendeur — ça a un côté un peu “fantastique roman” ! (sourire) Ensuite, « Histoire d’amour » ça crée une attente ; si je ne l’avais pas mis dans le titre, on aura pu croire qu’on allait jouer avec une possibilité de couple. Or ça raconte quand même une histoire d’amour entre deux personnages, Bastien et Maya. Mais il est vrai qu’il y a un matériau un peu bizarre — un cristal — échappé du CERN à Genève et que c’est un matériau fantastique.
Au début, je voulais vraiment faire un roman fantastique ; avec quelque chose qui fasse un peu dérailler l’ordinaire. Comme, par exemple, quand quelqu’un passe à travers les murs. J’ai donc mis une espèce d’aura fantastique ; j’avais même écrit une possibilité “hyper fantastique“ mais ça ne marchait pas avec la base hyper réaliste, Bastien étant inspecteur du travail ; Maya journaliste scientifique, très prosaïque et ancrée dans la vie du monde. J’ai donc laissé l’intention : une histoire scientifico-bizarre qui n’est pas pour moi vraiment du fantastique, mais avec des scène nimbées d’une espèce de truc mystérieux. Que je n’aurais peut-être pas écrites comme cela si je n’avais pas eu cette volonté au départ.
Il y a des histoires d’amours parallèles à celle que vivent Bastien et Maya. Moins orthodoxes puisqu’elles concernent des êtres humains et “autre chose”. Notamment le fameux cristal du CERN et son contenant, la compacteuse hydraulique qui ouvre le livre…
Un ouvrier est mort broyé et Bastien est envoyé sur place pour constater l’accident du travail mortel. Et il se trouve que cette compacteuse prend une ampleur, une dimension un peu fascinante, étrange… Je ne l’ai pas senti comme une histoire d’amour parallèle, plutôt une sorte d’addiction, de fascination. C’était important pour moi d’installer quelque chose de fascinant dans quelque chose de magnifique. Sans doute que c’est une question de cristallisation.
Au sortir du confinement, j’avais envie d’une histoire où les gens se touchent, font la fête ; où il y a de la vie et plein de personnages. J’en avais un peu marre de faire des bouquins où les gens étaient tous seuls sur des îles désertes, dans le Lot ou sur Mars ! Au fond, je ne sais pas trop ce que je voulais dire ou ce que j’ai à dire sur l’amour, en fait. L’histoire d’amour prend du temps pour se développer, il y a donc la place pour que les lecteurs prennent des choses puisqu’il y a des conversations sur l’amour; Mais aussi plusieurs formes d’amour (l’addiction, la dépendance), la question de la religion, qui est aussi une forme d’amour ; la famille…
Il faut toujours frustrer le lecteur.
Sophie Divry
Ce temps de mise en place rend également l’histoire plus touchante…
Il faut toujours frustrer le lecteur. La frustration est un grand moteur pour faire avancer, faire se croiser et se recroiser les personnages… À un moment, j’étais contente qu’on les voie vraiment passer du temps ensemble. Qu’il y ait des bons moments était aussi une condition pour moi.
À propose de croisements, vous alternez les chapitres entre les personnages, principalement entre Bastien et Maya. Bastien est le seul à s’exprimer en son nom propre, à la première personne. A-t-il pour vous a un statut particulier dans cette histoire ?
Oui, Bastien, l’inspecteur du travail un peu alcoolique, un peu catholique — qui s’est fait plaquer il y a deux ans qui mais rabâche toujours — est en “je“. C’est aussi lui qui commence le deuxième livre où l’alternance ne se fait plus. À la base, je pensais qu’on ferait deux volumes tellement le bouquin grossissait. Ça devenait une espèce de “machin“, je ne savais plus comment m’en sortir. J’ai mis trois ans à le finir, ça faisait un million de signes. Mon éditeur était d’accord pour faire deux volumes ; finalement, j’ai beaucoup coupé et on a tout rassemblé en un seul. C’est mieux comme ça.
[Bastien] a un statut particulier pour moi (…) c’est le personnage qui m’a motivée pour écrire le livre
Sophie Divry
C’est vrai que Bastien a plus d’importance, et c’est le seul qui parle en “je” quand tout le monde parle à la troisième personne. Oui, il a un statut particulier pour moi, puisque c’est le personnage qui m’a motivée pour écrire le livre. Il m’est apparu. Son monologue interne, c’était le mien… Il y a des choses qui vous poussent à écrire, et là, c’était sa voix. Sa voix était facile à trouver, même si j’ai hésité pour quelques traits de caractère. Et puis, je crois que j’étais un peu amoureuse de lui, effectivement ; sinon je n’aurais pas pu écrire ce bouquin !
Qu’en est-il pour Maya ?
J’ai eu plus de mal à créer le personnage de Maya : à chaque fois, je “recréais“ un personnage féminin d’un précédent livre. Ça m’ennuyait, d’une part parce que je suis quand même capable d’inventer un personnage bien différent ; d’autre part parce qu’ils n’allaient pas eu tout ensemble. J’ai donc dû faire plusieurs essais pour Maya : en changeant trois fois son prénom, deux fois son métier… C’était un peu plus laborieux. Elle était “comme moi“.
Pour la petite histoire, je me suis dit que j’allaislui faire faire des choses que je ne ferais jamais et que je n’aime pas. Comme ça, je serais sûre de pouvoir la manipuler comme un personnage. Je l’ai envoyé faire de la salle de sport, parce que je voyais Maya comme très indépendante, très forte sous une carapace. Et scientifique, donc qui faisait du “rubicube”. Eh bien maintenant, je fais du “rubicube et de la salle de sport“ (rires). Ce qui est marrant quand on est romancier, c’est que quand on s’intéresse à un truc, on le fait…
L’écriture du roman conditionne l’écrivain, en somme…
Oui. Il fallait que je comprenne ce qu’est une salle de sport — même si j’ai enlevé la scène qui s’y passe, Maya couche encore avec un coach sportif. C’était important pour moi de caractériser Maya : qu’elle soit sportive, ça fait partie d’un comportement, d’un caractère déterminé. Pas tant pour son corps — je m’en fous, je ne décris pas les personnages physiquement — mais ça dit qu’il y a beaucoup de volonté chez elle. Alors que Bastien, il veut être aimé, il cherche à aimer.
Et puis, quand on est dans un livre, on est immergé dans le livre. Quand j’ai fini Trois fois la fin du monde, avec le mec qui est tout seul dans le Lot, j’avais un côté très autistique : je ne voulais voir personne. Un roman, c’est une manière de vivre. Là, c’était quand même beaucoup plus agréable à écrire. Le “rubicube“, c’est bien, ça détend les doigts. Plutôt que de regarder Internet, on fait un peu de “rubicube“ entre deux trucs…
Fantastique Histoire d’amour est aussi profondément inscrit dans Lyon, d’un point de vue concret — et non touristique ou folklorique. Vous détaillez par exemple les raisons pratiques faisant que peu d’habitants peuvent avoir une adresse dans le quartier historique de Saint-Georges. Vous racontez par ailleurs les étrangetés topographiques de l’Abbaye d’Ainay…
Pour Saint-Georges, Maya trouve une explication rationnelle au fait que personne (sauf elle) n’habite à Saint-Georges. Quant à l’Abbaye d’Ainay, j’ai piqué l’idée. J’ai été jurée dans un concours de nouvelles organisé par une association d’architectes. Celle qui avait gagné avait écrit une histoire sur un lieu qui n’existait pas, qui se fait esquiver — un très beau texte qui m’était resté en tête. C’est bizarre parce que moi, je n’arrive jamais à trouver l’Abbaye d’Ainay, elle est perdue. Et quand on y est, on se dit que ce n’est pas normal qu’elle soit là, à proximité de la Presqu’île est hyper commerciale. On est devant un bâtiment magnifique, hyper vieux ; or Lyon n’est pas très vieux, à part Saint-Jean.
Du coup, je me suis servi de cette idée : Bastien n’arrive pas à trouver l’abbaye d’Ainay. Il y avait à nouveau une espèce de halo pour éventuellement faire des scènes qui soient encore plus fantastiques, avec des passages souterrains… Tout cela, je l’ai laissé de côté parce que ça ne fonctionnait pas — ça serait parti dans le livre pour enfant. Et j’ai décrit l’Abbaye de manière un peu étrange.
Un autre lieu apparaît comme fantastique, c’est le Parc de la Tête d’or, dans sa brume du matin…
J’avais moins cette volonté-là, ou en tout cas pas la conscience. C’est parce que ça se passe l’hiver : à 7h du matin, dans le froid. Mais sinon le Parc à une certaine importance dans le livre et même dans l’histoire d’amour.
Comment avez-vous défini les autres lieux de cette intrigue qui voyage beaucoup entre le Bugey, Draguignan, la Suisse, l’Allemagne ? Le CERN, c’est évident et Genève qui s’y rattache également. Mais Fribourg et l’inflexion germanique qui en résulte ?
En effet, il y a des scènes à Genève, en Provence aussi et plusieurs chapitres en Forêt Noire, à Fribourg-en-Brisgau. Je voulais que mes personnage partent quelque part pour un voyage en amoureux — enfin, les choses sont beaucoup plus dangereuses qu’on ne le pense. Et je trouve que ça fait quand même du bien de sortir de France.
De la même manière que c’est agréable de découvrir un métier qu’on ne connaît pas — là, j’étais contente de parler du métier d’inspecteur du travail (que je connaissais assez peu et qui est un métier d’enquêteur fascinant) — ; prendre des personnages de notre quotidien français normal, de classe moyenne, les faire partir au voyage, au fond, ça nous fait un peu voyager avec eux.
Je ne voulais pas qu’ils partent dans un endroit romantique, à Venise. J’ai essayé d’écrire une histoire d’amour mais pas avec trop de clichés, sans faire un cahier des charges non plus, pour éviter de remettre une pièce dans les récits trop normés. Je les ai donc envoyés dans un endroit pas très sexy, style l’Allemagne. Les Allemands ont une image pas très romantique ; c’est donc plus intéressant d’écrire quelque chose d’un peu romantique, d’un peu doux sur l’Allemagne, plutôt que sur les Pyrénées, l’Italie ou le Portugal. De travailler une matière moins travaillée dans les clichés.
Il y avait eu ce premier roman que j’aime beaucoup d’Adrien Blouët chez Notabilia, L’Absence de ciel — c’est pas hyper vendeur, son titre. C’était agréable d’avoir un roman francophone qui se passe en Allemagne, donc dans un pays étranger. En plus, j’ai appris l’allemand donc il m’en reste trois phrases mais j’aime beaucoup ces chapitres. Ça donne une énergie de sortir les personnages et de les mettre dans un l’endroit que les lecteurs découvrent avec eux : on est au même niveau qu’eux.
On rit souvent à la lecture des (més)aventures de Bastien et Maya. Lorsque l’on écrit, a-t-on suffisamment de recul pour apprécier la quantité d’humour que l’on injecte dans son roman ?
Non, pas du tout. Et ce n’était pas le but de faire un bouquin drôle. Ça parle de l’inspection du travail, du journalisme comme métier que j’ai exercé — pas dans le domaine scientifique. Donc il y a le mode réaliste, la base fantastique et l’histoire d’amour. Je ne me dis pas : « eh, je vais faire un bouquin drôle ». Par contre, il y avait cette énergie que j’avais un peu envie de donner. Et de même que l’on met beaucoup de comparaisons, de métaphores qu’il faut supprimer, il y a des choses qu’on n’arrive pas à doser si l’on n’a pas d’éditeurs qui nous guident. Il se trouve que j’ai fait des phrases rigolotes ; mais ce n’est pas forcément facile de se juger soi-même.
Centré sur un cristal, votre récit s’est-il construit comme se développent les cristaux, par poussées lentes ?
C’est le principe de l’écriture. On met plusieurs éléments dans un creuset et puis on fait chauffer en restant enfermé chez soi avec une certaine pression. Et puis, ça pousse comme un stalactite ou un stalagmite. Ça fait quelque chose d’une certaine densité, d’une certaine couleur, qu’il faut prendre le temps de laisser pousser. Mais on ne maîtrise pas tout ce qui se passe, ce que ça va faire comme pierre précieuse à la fin — quand ça marche. Même si je suis une auteure assez réflexive sur ma pratique, il y a quand même beaucoup de choses qui se trouvent dans mes romans et que je ne pensais pas consciemment mettre.
Le cristal du roman est d’un bleu surnaturel. L’aviez-vous en tête en l’écrivant ou bien reste-t-il un bleu “abstrait ?
Pourquoi le bleu… Je ne sais pas, monsieur mon psychanalyste… (rires) En fait, la compacteuse est bleue aussi, c’est un peu idiot, j’ai mis deux fois une couleur importante. Je ne sais pas, j’étais dans une période bleue (rire) Tout n’est pas très conscientisé dans un livre…
Fantastique Histoire d’amour, Sophie Divry, Seuil, 512 pages (10h de lecture), 24€