Une trépassée qui ne l’est plus, une passeuse dépassée ; un Souleymane qui veut passer et un Souleyman dans l’impasse. L’humanité et ses passions dans trois films cette semaine. Entre autres…
Pauvres créatures de Yórgos Lánthimos
Londres, à la fin du XIXe siècle. Professeur de médecine épris d’expériences physiologiques peu orthodoxes, le Dr Godwin Baxter est parvenu à ressusciter Bella, une jeune femme en apparence retardée mentale qu’il garde sous clef. Pour suivre ses fulgurants progrès, Baxter recrute l’un de ses étudiants, le gentil Max qui s’attache à ce cobaye. Avide d’explorer le monde comme sa sensualité dévorante, Belle préfère s’enfuir avec Duncan Wedderburn, un jouisseur mondain la voyant comme une proie facile. Il le payera cher…
De la vertu de l’expérimentation et du non conformisme au sein des majors… Troisième Lion d’Or en sept Mostre pour Searchlight (désormais filiale de Disney), Pauvres créatures succède donc au palmarès vénitien à La Forme de l’eau (2016) et Nomadland (2020). Signé comme ses devanciers par un non-Étasunien — est-ce un hasard ? —, ce film revendique surtout dans sa chair composite les mérites du bizarre, de la transgression. En clair, tout ce dont les studios se méfient comme la peste… ou qu’ils aseptisent dans des franchises clonées les unes sur les autres, jusqu’à la lie.
Conte philosophico-gothique reprenant la figure d’un « Prométhée moderne » fabriquant du vivant à partir de “pièces détachées“, Pauvres créatures se double d’une spectaculaire mise en abyme puisque dans sa forme-même, le film apparaît visuellement hybride. Au fur et à mesure de l’évolution du personnage de Bella et de son éveil au monde — aux sens, à la connaissance — l’esthétique de l’image mue : noir et blanc avec ultra grand angle et effet fish-eye pour “l’enfance” ; couleurs chaudes et pastel pour “l’adolescence“ ; teintes plus nuancées et chiaroscuro pour “l’âge adulte“. Les cadrages demeurent néanmoins volontiers excentriques, soulignés par la partition décalée de Jerskin Fendrix où dissonances et désaccords renforcent le malaise ambiant..
Étonnante Stone
Cela fait des années que Lánthimos tourne autour de sujets voisins, se focalisant sur des personnages vivant dans une proximité toxique, retranchés d’un monde dont ils redoutent l’ouverture et la normalité. Longtemps amateur d’esthétiques beige, de froideur seventies et de réalisme blafard, le cinéaste a opéré une bascule significative avec La Favorite (2018). Comme s’il découvrait par ce film les possibilités offertes par le mouvement, abolissant la grandiloquence sentencieuse au profit d’une extraversion incarnée. Ou la folie saisie comme chez Żuławski au plus près et au plus vif, dilatée par l’anamorphose. On notera que cette bascule correspond à l’arrivée devant sa caméra d’Emma Stone, éclipsant autant Olivia Coleman que Rachel Weisz.
Pauvres créatures n’aurait pu exister sans la contribution de cette comédienne. Certes, le reste de la distribution ne démérite pas et la direction artistique pèse un poids artistique considérable — maquillages burtoniens, décors steampunk et personnages lynchiens obligent — mais ce que livre Emma Stone pour faire vivre son personnage s’avère à proprement parler estomaquant. Cela, sans entrer dans cette détestable course à la “performance” empoisonnant par ses artefacts éventés les grandes productions depuis des décennies.
Fuyant les clichés pour mieux habiter son rôle, Stone ose être une poupée désarticulée comme elle ose la nudité frontale ou des orgasmes en gros plan. Autant de camouflets aux ukases hollywoodiens et à leur hypocrite pudibonderie que d’armes narratives au service de l’affranchissement de Bella. Sans cette prise de risque physique, le propos féministe de ce roman d’apprentissage déviant eût été une coquille vide — un corps sans âme.
En définitive, ce qui étonne n’est pas tant qu’une actrice fasse preuve d’une telle amplitude, mais qu’elle s’autorise encore, à son niveau de notoriété et dans l’époque corsetée qui est la nôtre, à interpréter un rôle aussi politique. Voilà qui ajoute encore à son audace, sa pertinence et son talent.
Pauvres créatures de Yórgos Lánthimos (Irl.-G.-B.,-É.-U., 2h21) avec Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Dafoe, Ramy Youssef… En salle le 17 janvier 2024
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La Tête froide de Stéphane Marchetti
Mal remise d’une rupture douloureuse, Marie survit dans un bungalow de montagne et tente d’éponger ses dettes grâce au trafic transfrontalier de cigarettes. Le hasard place sur son chemin Souleymane, un jeune réfugié qui la convainc de l’aider à passer des clandestins en échange d’une commission. Prise à la gorge, Marie accepte, sans se douter des conséquences…
Les Engagés, Les Survivants, Le Prix du Passage, Moi Capitaine et désormais La Tête froide… Longue est déjà la liste (non exhaustive !) des films consacrés aux passeurs occasionnels parvenus sur les écrans depuis 18 mois. À ceux qui vitupéreraient le manque d’inspiration des réalisateurs ou des scénaristes, on objectera que la réalité s’impose à eux et qu’ils auraient tort de la fuir.
Surtout lorsque les autorités préfèrent la réduire au rapport globalisant de Frontex. Chargée de surveiller les frontières européennes, l’agence recense les « passages irréguliers » qu’elle qualifie « d’incidents ». Et lorsqu’elle publie ses chiffres (environ 380 000 personnes pour 2023), elle commente les variations (« augmentation significative ») ou note les origines géographiques des réfugiés sans préciser ni les raisons de leur passage (climat, guerre, famine etc.), ni les autres chiffres en corrélation (comme les 2 500 morts ou disparus en Méditerrannée en 2023 d’après l’ONU, en augmentation de +50% par rapport à 2022).
Loin de la bureaucratie, La Tête froide replace l’humain au-devant de la statistique en revenant au singulier et aux motivations individuelles. Il faut du temps de construire des personnages nuancés, tracer des parcours cohérents et s’abstraire des caricatures comme de l’angélisme. On reconnaîtra à Stéphane Marchetti, étranger à tout manichéisme, cette qualité comme son œil pour choisir ses interprètes. Florence Loiret Caille, entre fragilité et aspérité, et puis la découverte Saabo Balde, dont on espère qu’il ne fait pas que passer.
La Tête froide de Stéphane Marchetti (Fr,, 1h32) avec Florence Loiret Caille, Saabo Balde, Jonathan Couzinié… En salle le 17 janvier 2024
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Comme un prince de Ali Marhyar
Promis à un titre olympique de boxe, Souleyman enfreint le couvre-feu pour aller faire le mariole en boîte de nuit où il se déglingue la main. Les métacarpes et la carrière en miettes, il est de surcroît condamné à 400 heures de TIG comme jardinier au Château de Chambord. Dans son équipe, la jeune Mélissa semble prédisposée au Noble Art. En toute illégalité, Souleyman va entraîner cette ado rebelle…
Faux pas/possibilité de revanche sur la vie torpillée par une trahison/seconde chance/tout est bien qui finit bien. Sans surprise, Comme un prince suit à la lettre le canevas de ce qu’il convenu d’appeler une “comédie de rédemption”, avec ses crises prévisibles et ses rebondissements attendus (rabibochage familial, concrétisation de l’histoire sentimentale entre Souleyman et sa supérieure-guindée-venant-d’un-autre-milieu-social). Aucune originalité à attendre, donc, du scénario, qu’une réalisation standard enveloppe de sa morne neutralité.
Reste l’interprétation. Commençons par les seconds rôles, confiés à un aréopage d’illustres copains d’Ali Marhyar — il est toujours précieux d’avoir un carnet d’adresses fourni. Jonathan Cohen, Jonathan Lambert ou Ivan Gotesman font ainsi des apparitions (des sketches sur mesure) aérant un brin le récit. Mais c’est surtout Mallory Wanecque qui se démarque, en sparring partner du sympathique Ahmed Sylla. Découverte dans la comédie Les Pires de Lise Akoka et Romane Gueret (2022), la jeune comédienne prouve ici que son envie de cinéma s’accompagne d’un engagement consciencieux ; Comme un prince servira au moins à parfaire sa formation.
Comme un prince de Ali Marhyar (Fr., 1h30) avec Ahmed Sylla, Mallory Wanecque, Julia Piaton… En salle le 17 janvier 2024