Pour son premier long métrage de fiction, le documentariste Stéphane Marchetti raconte la rencontre d’un réfugié et d’une femme à la dérive se transformant en passeuse par nécessité. Une histoire pétrie de réalisme, qui a valu à Florence Loiret Caille le prix d’interprétation féminine au Festival de Sarlat.
Quel est le point de départ de La Tête froide ?
Stéphane Marchetti : Je pense que je voulais faire surtout le portrait d’une femme sur le fond de problématique de la migration. C’est un travail que j’ai commencé en documentaire, quand j’ai tourné dans jungle de Calais, où j’ai vu vraiment des choses humainement très dures. J’avais envie de prolonger ces questions qui irriguent notre société par le biais de la fiction. La problématique est prégnante depuis dix ans, et elle sera encore là pendant les dix ou vingt prochaines.
Pourquoi veulent-ils aller à tout prix en Angleterre ?
SM : Ils la voient tous comme un “Eldorado” — c’est l’un des mots que l’on entendait le plus à Calais. Après, il n’y a jamais qu’une raison : la langue en est une autre car bien souvent, ils parlent anglais. Et puis souvent également, leur famille a fait le voyage auparavant et il y a des communautés très implantées en Angleterre. En tant que musulmans, ils ont aussi l’impression d’être mieux considérés… Et puis, c’est beaucoup plus simple de travailler sans papiers en Angleterre. Mais la frontière anglaise se fait en France — du fait des accords du Touquet.
Florence, qu’est-ce qui vous a convaincue d’incarner ce personnage ?
Florence Loiret Caille : Eh bien… C’est Stéphane ! Il y a trois ans, maintenant, il m’a contactée pour me dire qu’il avait écrit ce rôle en pensant à moi — ça n’arrive pas tous les jours. Je l’ai rencontré. Et j’ai dit : « c’est bon, on y va ! » Je savais que j’allais explorer des contrées que je ne connaissais pas. C’est toujours bien de se retrouver comme dans un pays étranger. Et d’apprendre la langue du metteur en scène, de voir ce qui se passe en croyant à tout.
Vous êtes-vous sentie proche du personnage de Marie ?
FLC : Avant de tourner, je suis incapable de faire un portrait psychologique. C’est au moment de le faire, et après l’avoir fait, que “le truc“ se met dans le cerveau, je pense. Au moment de tourner, il s’agit de se mettre dans un état où on croit à tout ce qu’on joue.
SM : Ça dépend des acteurs. Florence a un côté très instinctif, très viscéral. Elle m’a dit : « je vais devenir Marie en le jouant. » En même temps, Saabo [Balde, NDR], qui joue le rôle de Souleymane, avait besoin de plus pour le background de son personnage : d’où il venait, des choses comme ça. Mais Florence, c’est quelque chose de très animal.
FLC : Oui, et comme Stéphane vient du documentaire, j’avais envie d’accueillir les choses comme si c’était de la vie qui s’enregistrait.
SM : Et puis Marie, c’est un personnage qui agit et réfléchit après coup. Elle est à la fois dans une survie financière et émotionnelle. Le fait que les deux personnages soient dans une forme de survie — qui est différente — permet qu’ils se retrouvent et arrivent à sceller cette espèce de pacte faustien au début du film.
Parfois, les comédiens passent par des périodes de vaches maigres. Est-ce que ça vous est arrivé et si oui, est-ce que ça vous a aidée pour composer le rôle de Marie ?
FLC : Pas à ce point-là, mais oui. Et c’est très fragile, ça reste très fragile. On ne sait jamais si on va travailler après. Ça m’est arrivé pendant des années de ne pas avoir mon statut, de ne pas travailler, ou de faire des choses que je n’avais pas forcément envie de faire, mais qu’il fallait que je joue à tout prix.
Est-ce que ça aide à construire le rôle ? Je ne crois pas, non. En fait, quand je joue, les choses viennent beaucoup de l’extérieur. J’ai vraiment l’impression de me mettre dans un état d’attention. C’est un travail qui s’est fait avant, malgré moi, je pense. C’est comme quand on prépare un plat et qu’on le laisse mijoter. Alors, il y a un peu de panique, parce que je vais me dire : « Ahlala, je n’ai pas appris le texte » ou « je ne me suis pas vraiment préparée physiquement ». Mais là, c’est une situation nouvelle, je me suis dit que j’allais me mettre dans cet état-là. Si je témoigne de moi, ça me coupe l’imagination, j’ai l’impression que je ne suis pas à l’écoute de ce qui m’entoure.
J’ai du mal à parler de mon métier, parce que c’est un moment qui est un peu sacré, le tournage : il faut qu’il se passe quelque chose, là. Ça ne peut pas être 5 minutes après, ça peut pas être 5 minutes avant. Il faut être dans la vie et en même temps, ça enregistre quelque chose qui va disparaître. Donc, ça fait un peu peur. Mais quand on se dit qu’on est là pour témoigner de la vie (et pas de soi), ça me parle plus que si je parle de ma propre expérience.
Vous êtes-vous posé la question de ce que vous feriez-vous si vous étiez dans la situation de Marie ?
FLC : Je ne sais pas. C’est très difficile, hein… Mais je suis contente de l’avoir fait.
Marie est une jeune femme plutôt frêle, mais on sent qu’elle est une montagnarde…
(rires) SM : Maintenant, on peut dire la petite blague. Florence, au bout d’un petit moment : « je te le dis : je n’aime pas le froid, je n’aime pas la neige ! » (rires) Mais elle a un côté très nerveux, très physique.
Comment avez-vous découvert son partenaire, Saabo Balde ?
SM : Dans un casting. Le directeur de casting avait demandé aux différents acteurs de donner une petite vidéo, une petite improvisation d’une minute. J’ai aimé celle de Saabo : il était avec un marcel blanc, il avait le regard hyper fixe, il a mis 10 secondes à parler et au moment-même où il parle, il y avait quelque chose de très évident. Il a déjà joué dans le film de Robert Guédiguian Twist à Bamako. Il fait aussi beaucoup de théâtre. Il a une vraie présence.
La géographie a une importance capitale sur ce territoire de frontières, dominé par la montagne et la blancheur qui doivent avoir des incidences esthétiques. Comment avez-vous composé votre image ?
SM : Avec mon chef-op, on avait justement envie d’un film qui se situerait sur une frontière, sur une crête, entre quelque chose de très réaliste, et en même temps que le film soit irrigué de cinéma. Du coup on a essayé de chercher cette ligne : on ne voulait pas une image trop naturaliste, mais quelque chose qui ait une identité un petit peu plus affirmée.
Le film est vraiment parti d’une image : une femme dans la montagne. En revenant de Calais, cette image, a été un désir de cinéma, et après il a fallu créer des personnages et une histoire autour. Mais la montagne est vraiment quelque chose de très fort, et j’avais envie que les spectateurs puissent éprouver ce que c’est que de passer une frontière ; franchir un col de montagne, les pieds dans la neige, en plein hiver…
De désinvisibiliser ceux qui le font ?
SM : Rendre visible ces invisibles, quelque part, oui.
Le personnage de Souleymane est très déterminé, parfois agressif. Il sort de “l’imagerie habituelle“.
SM : L’idée était justement de sortir de ce prêt-à-penser, bien/pas bien, gentil/méchant… Dans mon parcours, dans les documentaires que j’ai pu réaliser, j’ai rencontré des gens toujours à la frontière, dans une espèce de zone grise, qui prennent des décisions pour s’en sortir. Pour moi, la question de survie est vraiment indissociable des questions de moralité. Souleymane a ce côté très taiseux au début, mais il était vraiment déterminé à rejoindre sa sœur. Le flic aussi est à la marge. Ils sont tous sur une frontière (sourire).
La Tête froide ne livre pas de “ jugement moral“ sur les personnages…
SM : Je n’avais pas envie de faire un film avec discours ni un film moralisateur, je voulais raconter une histoire singulière. Je suis vraiment persuadé qu’aujourd’hui, il faut déconstruire un peu un discours ou parler de la migration autrement. En racontant notamment cette histoire singulière : chacun après est libre de la prendre et de la recevoir comme il veut.
C’était intéressant d’avoir pour point de départ Marie, cette femme dans une précarité financière, tellement engluée dans ses problèmes, qu’elle ne voit pas nécessairement ceux des autres. Ça laissait l’occasion de pouvoir tirer un fil derrière et de la faire évoluer plutôt que de prendre quelqu’un qui aurait fait tout de suite le bien. En termes de cinéma et de narration, je ne sais pas où j’aurais emmené le personnage ensuite. Là, il y a justement cette prise de conscience et ce changement de regard.
Je ne cherche pas forcément à en faire une héroïne. Mais ça se joue vraiment dans une prise de conscience et quelque chose qui change à la fois dans son regard sur les autres et probablement aussi un petit peu sur elle.
Le film est coproduit par Auvergne—Rhône-Alpes Cinéma. D’un point de vue territorial, on n’est pas tellement en Rhône-Alpes. Qu’est-ce qui est spécifiquement lié à cette région ?
SM : La montagne ? (sourires) Après, ce sont des process de production. Le lieu principal du film était le Briançonnais ; on a fait quelques séquences d’arrivées dans Lyon. Le film s’inscrivait dans la géographie de la région.
Venant justement du documentaire, c’était quelque chose pour moi qui était important de tourner dans les lieux les plus proches possibles. J’ai fait la traversée une fois à pied, pour m’en rendre compte. La première fois, j’ai arrêté. Je me suis dit, « je vais me foutre en l’air » , parce que c’était dangereux et je voyais devant moi des pas dans la neige. Je savais que c’était forcément des personnes qui cherchaient à rejoindre la France. C’est un lieu chargé d’émotions. Et le film est aussi chargé de ces endroits, de ces parcours.
Avez-vous montré votre film à des policiers ?
SM : Non, mais j’espère que des policiers iront le voir. Je n’ai pas de souci à leur montrer. On est là aussi pour essayer que nos films soient vus par le plus de gens possible et que ça puisse changer pas nécessairement la face du monde, mais si on arrive à convaincre une personne et que ça fait bouger une personne, c’est déjà beaucoup.