L’envers du décor, ce qu’il y a tapi dans les coulisses et les méandres du non-dit ou du hors-champ. Tout ce à quoi on n’a pas accès se trouve finalement exposé au grand jour dans trois films cette semaine. Entre autres…
Making Of de Cédric Kahn
« J’étais là il y a n’y a pas longtemps, mais après, je vais disparaître, je vous le promet. Il faut que je fournisse ! (…) Je ne vais pas pouvoir tenir à ce rythme là, c’est une année exceptionnelle. » Exceptionnelle, à bien égards en effet. En deux films diamétralement opposés dans la forme comme dans le fond, Cédric Kahn a rappelé le cinéaste d’importance qu’il était. Si l’on ne dévidera pas ici sa carrière, on glissera juste que sa longévité et la diversité de son œuvre — faite de remises en questions stylistiques peu communes — le rendent plus que légitime pour évoquer “la Profession“ dans Making Of.
On y suit les désarrois d’un réalisateur embringué dans un enchevêtrement de galères. Retraçant le combat d’ouvriers reprenant leur usine en autogestion, son tournage est plombé par les malversations d’un producteur indélicat, la grosse tête de sa star jouant les modestes, les crises secouant l’équipe. Pour garder un œil et une trace du chaos en progression, il a l’idée de confier la charge de réaliser le making of de son film à un figurant aspirant cinéaste…
Bien sûr, Cédric Kahn n’est pas le premier à raconter de l’intérieur les tribulations malheureuses d’une équipe de tournage : outre Truffaut et sa Nuit américaine (1973), Tom DiCillo et Ça tourne à Manhattan (1995) dont Kahn revendique l’influence, Cédric Anger avait lui aussi exploré cet univers — version porno des années 1980 — dans L’Amour est une fête (2018). Making Of se place non pas en surplomb, mais en retrait de ces quelques devanciers en jouant du double regard (du méta-regard) que confère justement un making of dans un tournage.
À la fois inclus dans le processus de production mais disjoint de l’objet filmique pur, le making of est un “paratexte” au sens donné par Gérard Genette à tous les éléments périphériques liés à l’œuvre dont il propose un complément et/ou un exégèse etc. Il offre également une position idéale pour commenter à la manière d’un choryphée la dramaturgie du tournage — le film est d’ailleurs séparé en actes à l’instar d’une pièce. Aussi sérieux que sarcastique sur l’art de contrefaire le vrai comme de falsifier le faux, Making Of est un jeu permanent d’enchâssements entre les couches de réalités et de fictions.
Dévoilement d’une partie de la “masse manquante” d’un long métrage (au même titre qu’un scénario ou qu’un story board), Making Of impressionne aussi par la cohérence des deux films qu’il abrite : celui sur les ouvriers et celui à proprement parler sur le tournage. La distribution dégage enfin un irrésistible parfum d’authenticité… alors qu’elle brasse des interprètes issus de “familles” artistiques composites. Preuve que l’effet de réel découle parfois de constructions insoupçonnables.
Making Of de Cédric Kahn (Fr., 1h54) avec Denis Podalydès, Jonathan Cohen, Stefan Crepon, Souheila Yacoub… En salle le 10 janvier 2024
Un silence de Joachim Lafosse
Alors qu’il défend les intérêts de la famille d’une victime d’un pédocriminel, un avocat très médiatique est rattrapé par un secret intime préservé depuis plus de vingt ans par son épouse. La crédibilité du notable, sa respectabilité, son intégrité, voire davantage, vont alors voler en éclat…
Du poison et du soufre qui percolent dans une famille en apparence bien sous tous rapports, jusqu’à la déchirure puis l’explosion publique. Il ne s’agit pas ici de la mise en images anticipée des tragédies dynastiques feuilletonnant actuellement dans les médias et concernant la progéniture de telle ou telle lignée de comédien prestigieux, mais d’une fiction. Fiction toutefois inspirée par la réalité — en l’occurrence, d’une affaire périphérique à l’affaire Dutroux impliquant l’un des défenseurs des parties civiles.
On comprend aisément ce qui a pu intéresser Lafosse dans cette histoire : son traitement au travers son prisme strictement domestique (c’est-à-dire se concentrant sur le vase clos familial), en observant les tensions/rapports entre les personnages consécutivement aux révélations. La possibilité d’une dissection “chabrolienne” de représentants de la bourgeoisie a sans doute été un moteur supplémentaire : révéler la crasse morale et les turpitudes se dissimulant dans les beaux intérieurs cossus fait toujours son ’effet.
Reste qu’il faut que le malaise ou le doute se ressentent avec insistance pour captiver sur la longueur. Ici, l’épouse semble plus apathique que taraudée par l’indécision et l’avocat coupable sans l’ombre d’une hésitation. Pas de circonstances atténuantes, pas de justifications possibles, pas d’excuses : on attend donc une issue dramatique en espérant qu’elle survienne rapidement — un suspense un peu macabre puisque tout semble verrouillé dès le départ tant les trajectoires paraissent d’emblée sans issue aucune.
Qu’aurait fait Haneke (auquel la présence d’Auteuil renvoie évidemment) ? Qu’aurait fait Breillat ? Des propositions certainement plus ambiguës, plus heurtantes mais qui ne laisseraient pas autant à l’extérieur alors que le point de vue adopté est censé être intérieur. N’en disons pas davantage.
Un silence de Joachim Lafosse (Bel.-Fr., avec avert. 1h39) avec Daniel Auteuil, Emmanuelle Devos, Jeanne Cherhal, Louise Chevillotte… En salle le 10 janvier 2024
Bonnard, Pierre et Marthe de Martin Provost
Personne ne pourra reprocher à Martin Provost de manquer de constance : en huit longs métrages, le cinéaste s’est focalisé de manière récurrente sur des trajectoires féminines. Et s’est volontiers attaché à des figures d’artistes se construisant en dépit d’un contexte historique ou sociétal défavorable. C’était ainsi le cas avec l’écrivaine Violette (Leduc, 2013) et bien sûr avec l’artiste peintre Séraphine (Louis, 2008). Bonnard, Pierre et Marthe lui donne l’occasion de reprendre la palette afin de dégager Marthe Bonnard de l’ombre écrasante de son époux.
Louable entreprise : qui, outre les spécialistes du Nabi et de sa biographie, peuvent se targuer de connaître l’existence de Maria “Marthe“ Boursin, épouse Bonnard ? Qui sait, qu’à l’instar de Suzanne Valadon, elle débuta comme modèle avec de se découvrir un goût, puis un talent pour la peinture ? Et que l’art fut un refuge pour s’abstraire d’une situation familiale compliquée — elle cachait quasiment son extraction modeste ainsi que sa mère et sa sœur dans une chambre de bonne — comme des infidélités du volage (et lâche) Pierre ? L’art comme vecteur d’émancipation, donc et le film comme entreprise de réhabilitation d’une artiste trop méconnue. À ce stade, ce n’est plus de la constance mais quasiment de la redite.
Alors certes, Cécile de France campe la fièvre et la passion avec conviction ; la reconstitution se révèle aussi élégante que le complément capillaire de Vincent Macaigne et certaines aurores donnent (presque) l’impression qu’elles ne sont pas obtenues grâce à des fonds verts. Au-delà, ce registre de biopic sagement programmatique (ils se rencontrent/ils vivent ensemble des hauts et des bas/pis bah ils meurent l’un après l’autre) finit par décevoir par sa linéarité de téléfilm académique. La toile est, pour ainsi dire, cousue de fil blanc.
Bonnard, Pierre et Marthe de Martin Provost (Fr., 2h02) avec Cécile de France, Vincent Macaigne, Stacy Martin… En salle le 10 janvier 2024