Trois mois après le choc du “Procès Goldman”, Cédric Kahn livre déjà son nouvel opus : une comédie aigre-douce sur le monde du cinéma, “Making Of”. La chronique filmée d’un tournage abandonné par son escroc de producteur, cannibalisé par un acteur égotique et rattrapé par son sujet social — l’occupation d’une usine. Rencontre avec un cinéaste toujours aussi précis et volubile.
Quelle a été la chronologie de ce film par rapport au Procès Goldman ?
Cédric Kahn : Je l’ai pensé, écrit et tourné avant. C’est parce que j’avais du mal à le faire que j’ai écrit Le Procès Goldman qui s’est financé rapidement… et dont les acteurs étaient disponibles. Je me suis retrouvé à tourner les deux d’affilée. Quand enfin j’ai pu tourner Making Of, les dates de Goldman étaient juste 3 mois derrière.
Pour écrire et tourner Making Of, avez-vous davantage utilisé un miroir ou fait appel à ce que vous aviez observé lorsque vous étiez en position de comédien ?
Être réalisateur, clairement ! Ce film est presqu’une autobiographie. Il est inspiré de plusieurs de mes tournages et éventuellement de tournages qu’on a pu me raconter. Évidemment, toutes mes expériences me servent pour ce film-là, mais je ne peux pas dire que je m’identifie à la figure du comédien.
Mais vous savez, ça ne fait pas longtemps que je fais l’acteur, une dizaine d’années. Et puis, je suis devenu acteur un peu par hasard. Quand vous me posez la question, je ne me ressens tellement pas comme un acteur que je commence par ne pas comprendre la question (sourire). Je suis acteur parce qu’on me demande de jouer, mais je ne suis pas acteur.
Chéreau disait la même chose…
Il était peut-être sincère… C’est pas mon métier, ce n’est pas mon gagne-pain, je n’ai pas de formation pour ça… Si demain ça s’arrête, c’est pas grave : c‘est arrivé par hasard, ça repartira de la même manière. D’ailleurs, je ne dis jamais que je “suis“ acteur — par respect pour les gens qui y consacrent leur vie, qui vont au théâtre. On m’a proposé plusieurs fois d’en faire du théâtre ; alors là je comprends que je ne suis pas du tout acteur ! Rien qu’à l’évocation, je transpire déjà (rires). Alors moi, je “fais” l’acteur. Les gens me disent : « tu fais quoi en ce moment ? — Ben je fais l’acteur. » Et j’adore, hein !
D’ailleurs, je ne dis jamais que je “suis“ acteur (…) moi, je “fais” l’acteur. Les gens me disent : « tu fais quoi en ce moment ? — Ben je fais l’acteur. » Et j’adore, hein !
Cédric Kahn
Ce qui est intéressant dans le métier d’acteur, c’est qu’il est plein de strates. Denis Podalydès, pour moi ’est la quintessence de l’acteur : il est à la Comédie-Française, il peut aller des grands textes à une comédie, au cinéma. Après, il y a des gens qui sont acteurs par hasard, depuis qu’ils sont adolescents ou parce qu’on les a repérés dans la rue. Moi, je serais plutôt de cette espèce-là. Parce que je suis réalisateur, ça me donne un crédit pour être acteur, mais en fait, je suis la définition de l’acteur amateur.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le fait de réaliser une comédie ?
J’en rêve depuis toujours — c’est mon obsession. J’ai fait de petites incursions dans la comédie : dans L’Ennui, il y avait déjà un peu de tragi-comédie ; en tout cas j’avais un peu détourné le texte de Moravia en dirigeant en Berling de façon très speed, ça flirtait avec le comique. Et puis dans Fête de famille avec Deneuve et Bercot, la première partie était un peu une farce ; après on passait à un sujet plus sérieux
Donc j’avais approché la comédie en me disant qu’un jour, il fallait qu’en je fasse une vraie. L’idée de parler du cinéma me tenait très à cœur mais je n’allais pas parler au premier degré de ce métier que j’aime tant, sur lequel j’ai temps à dire : ça aurait été insupportable ! Ça allait devenir soit un film de plainte, soit de règlement de compte, soit — encore pire — de ressentiment. Je voulais amuser avec des situations très réalistes qu’on a tous connues, en les poussant pour qu’elles deviennent drôles. Les gens qui font du cinéma qui vous diront que c’est pas comme ça mentent.
Redoutiez-vous certains écueils ?
Il n’y a que des écueils quand on fait un film. Quoi qu’on fasse comme film, il n’y a que des pièges. Déjà, parce qu’il y a déjà énormément de films, dans l’imaginaire de chacun : la question de “revisiter“ les films de procès m’avait été posée à propos du Procès Goldman. Ensuite, quand on fait un film personnel, comme par exemple, Fête de famille, le principal, c’est : comment parler de sa famille sans heurter ni trahir ? En même temps, une œuvre artistique, c’est toujours une trahison — donc en fait, c’est impossible.
Ici, l’écueil serait bien sûr la complaisance. C’était très important pour moi de me moquer de tout le monde, et d’être en dérision sur la figure du réalisateur.. Ce qui fait d’ailleurs que j’ai écarté très vite l’idée de jouer le rôle du réalisateur qui me tendait les bras. Je trouvais beaucoup plus drôle, intéressant et satisfaisant intellectuellement de le décaler avec Denis Podalydès, un acteur qui n’a pas du tout mon tempérament.
Il y avait aussi le risque de “faire catalogue” et de ne pas pouvoir raconter une histoire…
Oui, un empilement d’anecdotes. Ça ne suffit pas de se dire : « je vais faire un film sur le cinéma, ça va être une comédie et ça va être marrant ». C’est quand même compliqué d’attaquer si on n’a pas un propos. J’avais quand même un propos. Bon, mais alors, c’est quoi le propos ? (rires) Avant de faire rire, je décline les sujets sérieux : je parle de hiérarchie, de verticalité, de conflits de classes, de l’économie du cinéma : comment l’argent impacte la création ; et d’une sorte d’épuisement professionnel du réalisateur, d’une sentiment de dévoration par rapport à sa vie privée…
En fait, ce n’est pas un film sur le cinéma ni sur sa mythologie, mais sur un tournage.
Cédric Kahn
En fait, ce n’est pas un film sur le cinéma ni sur sa mythologie, mais sur un tournage. J’observe le travail sur le cinéma, pas le cinéma en tant qu’art ou discipline. Cette communauté qu’est le tournage, ressemble à la fois à n’importe quel lieu de travail mais en très concentré, sur un temps très court, avec des contrats très courts — les enjeux ne sont pas les mêmes que quand on vient tous les matins travailler dans un bureau. Cela fait appel à beaucoup d’affect et d’émotionnel ; et parfois, au nom de la création artistique, on demande aux gens des choses un peu folles. Comme de travailler sans être payés.
Et puis un tournage, c’est un endroit très particulier, où il y a beaucoup de territoires, de sous-territoires, de chefs, de sous-chefs qui eux-mêmes gèrent une sous-hiérarchie. Il y a aussi des stars et une échelle de salaires très, très importante, ce qui est générateur de malaises — à défaut de conflits. Il y a des traitements très différents selon les gens… Je ressens en tout cas qu’il y a une violence de classes évidente. Mais je ne sais pas si on peut ressentir quand on est juste observateur.
Le traitement des figurants est ce qui m’a le plus choqué dans le cinéma — c’est très édulcoré dans mon film. Il faut travailler sur un tournage pour s’en rendre compte. J’ai fait une émission de radio avec des acteurs du film, on m’a d’abord demandé s’il y avait autant de hiérarchie que ça : « ben oui ! », et puis on est passé aux comédiens : « non, il n’y a pas de hiérarchie… » J’ai dit à la journaliste : « vous auriez dû demander ça à un stagiaire, la réponse aurait été plus éloquente. Vous demandez à des gens tout en haut de la pyramide qui ne ressentent pas très violemment la hiérarchie. » Il n’y a que des conflits de classes : c’est un film marxiste. Je ne sais pas si c’est vendeur…
C’est un film marxiste. Je ne sais pas si c’est vendeur…
Cédric Kahn
Vous mettez aussi en lumière des métiers de l’ombre…
Oui, des ouvriers, des techniciens… Quand on fait la promotion d’un film, on ne voit que le réalisateur et les acteurs — et encore, les connus —, c’est-à-dire une toute petite partie de l’iceberg, Or tout le monde sait qu’il faut beaucoup de gens pour faire un film. D’ailleurs, beaucoup de techniciens jouent dans le film. Parce qu’un acteur qui joue un technicien et un technicien, ce n’est pas du tout la même attitude, la même façon de parler, de porter le pantalon… Le but, c’était qu’à la fin on ne reconnaisse plus les faux des vrais.
Quelle a été l’économie du film ? Un tournage à l’Annexe III ?
Oui, absolument. On a eu un peu de mal à financer. Après, peut-être qu’il y a mille raisons pour lesquels on n’arrive pas à financer le film. L’une des hypothèses, c’est que l’effet de miroir a créé un petit malaise. C’est à la fois une comédie et un film assez réaliste. Et je tenais beaucoup à ce réalisme. On me demande combien de “vrai“ il y a dans le film. Mais tout est vrai !
Est-ce que tourner dans ces conditions renforce le propos ?
Tourner avec des problèmes d’argent ? Ça ne renforce pas le propos, mais ça a créé une forme de mise en abyme.. C’est-à-dire que les réunions de pré-production du film ressemblaient à mes scènes du film. À un moment, j’ai même dit à la production : « la prochaine fois, je viens avec une caméra, et je vais faire le making of du film » !
Comment est venu le sujet du “film dans le film” ?
Tout est venu en même temps. Au départ, je voulais faire un film sur les ouvriers. Pas la lutte ouvrière, mais l’autogestion. Ce qui m’intéresse dans l’autogestion, c’est qu’on n’a plus de chef. Sur le papier, c’est horizontal et puis en fait, ça se reverticalise très vite — je n’ai pas besoin de développer. Ce sont des problématiques de création et de cinéma : c’est un art collectif… et en fait pas collectif. Et il y a tout ce débat entre la verticalité et l’horizontalité ; j’ai donc trouvé intéressant de mettre ces deux histoires en parallèle.
J’avais depuis longtemps l’idée de faire un vrai making of, un documentaire sur un tournage. J’en ai parlé à plein de réalisateurs qui m’ont dit : « c’est une super idée… mais pas sur le mien ».
Cédric Kahn
Donc, j’avais cette idée d’un film sur l’autogestion mais je ne voulais pas que ce soit un film-prétexte, que ce soit des morceaux d’un vrai film qui pourrait exister. J’avais depuis longtemps l’idée de faire un vrai making of, un documentaire sur un tournage. J’en ai parlé à plein de réalisateurs qui m’ont dit : « c’est une super idée… mais pas sur le mien » (rires). Donc j’ai compris assez vite que je ne pourrais pas le faire, mais qu’il fallait l’écrire, inventer le faux tournage que je filmerais. La dernière strate est la dépression du réalisateur. C’est un sujet en soi : à l’époque où je l’’ai écrit, je ressentait l’épuisement professionnel, le découragement. Mais ce film m’a bien remis en selle. Là, je vais bien.
Justement, Making Of met en lumière le fait que le réalisateur est quelqu’un d’isolé, alors que l’on parle d’un collectif…
Vous n’imaginez pas qu’un réalisateur mange des nouilles dans sa chambre le soir ; vous imaginez qu’il dîne avec les stars dans des grands restaurants, en train de boire des grands crus ? Eh bah non ! (rires) En promotion, on est toujours dans de très beaux hôtels ; en tournage, on cherche des économies partout, on voyage en seconde classe, on dort dans des hôtels pourris — et c’est bien comme ça. Les acteurs peut-être un peu moins, mais le réalisateur est très proche du réel.
Après, l’isolement du metteur en scène est particulier : pour ma part, il est à la fois subi et induit. Je suis isolé par ma position de chef, mais je m’isole aussi parce que je me repose de ma journée, que je prépare celle du lendemain. J’ai quand même un souci du film qui dépasse celui de l’équipe. Je dis toujours que je suis tout en haut de la pyramide hiérarchique et tout en bas, au deux extrêmes : à la fois le chef et l’esclave du film. Donc ça crée une forme de solitude.
Mais le réalisateur est un homme très seul très entouré: on arrive le matin sur le tournage, c’est une pluie de questions qui vous arrivent de l’acteur, de la maquilleuse… C’est aussi pour cela qu’on a un besoin à un moment de se recueillir, de se recharger…
À quelle hiérarchie le réalisateur doit-il se soumettre ?
Le chef du réalisateur, sa seule hiérarchie dans le cinéma, c’est l’argent et ceux qui représentent l’argent. Mais enfin, c’en est une sacrée ! Plusieurs fois, il dit d’ailleurs : « le Grand Capital a gagné, je vais renoncer. je vais tourner la fin voulue par le studio. »
Cela vous est-il déjà arrivé ?
De changer quelque chose dans le scénario ? Je ne crois pas, non — je le dirais. Ça m’a déjà arrivé de renoncer à un scénario parce que je sentais que ça allait être trop compliqué. On ne m’a jamais imposé d’acteurs, mais ça m’a déjà arrivé de m’auto-imposer des acteurs. De me dire : « bon, ça sera quand même plus simple avec untel qu’avec untel. ». Dans le cinéma d’auteur français, on est un peu protégés donc, je ne peux pas dire. Les renoncements massifs n’existent pas, mais des compromis, oui, j’en ai fait plein. Mais on n’a pas l’impression que c’est des compromis : c’est un mal pour un bien. On se raconte des trucs…
Là, je tenais beaucoup à ce qu’on comprenne les arguments de chacun. Et montrer dans quelle contradiction peut se trouver le réalisateur : il est de gauche, il a de grandes idées de gauche, il est humaniste, il vient au secours de la veuve et de l’orphelin — en l’occurrence de l’ouvrier, un opprimé, un dominé — et lui-même se retrouve dans la situation d’être un dominé par le Grand Capital même s’il est aussi un dominant puisqu’il a un pouvoir sur son équipe avec laquelle il va devoir gérer un conflit social. Cette contradiction, cette tension, franchement, je la vis tout le temps. Depuis que j’ai commencé à faire du cinéma, je demande des efforts financiers, je me comporte comme un patron un peu abusif… et en même temps, je ne suis pas d’accord avec moi-même, avec ces efforts que je demande aux gens.
Bon, je dis des choses assez sombres sur le cinéma. Mais il fallait que je montre que ce n’est pas qu’un milieu endogène. Effectivement, c’est un milieu un peu fermé, où il y a beaucoup de piston et de favoritisme familial. Mais je voulais absolument dire qu’il y avait de petites portes. pour celui qui veut vraiment — c’est mon cas : on m’a entrouvert une petite porte, je me suis engouffré dedans et je suis jamais reparti. J’espère que c’est ça le vrai matériau du film.
Quid du montage ?
C’était compliqué. Surtout quand j’ai monté avec Yann Dedet. Je le connais très bien : d’abord, j’ai été son stagiaire, son assistant, on a écrit des scénarios ensemble ; on a monté un certain nombre de mes films, j’ai fait toute ma vie de cinéma avec lui. L’’autre anecdote géniale, c’est qu’il était le monteur (et acteur) de La Nuit américaine. Il était hyper ému. Donc je disais à l’équipe : « vous savez qu’on a quelqu’un de La Nuit américaine dans l’équipe ? » Il y pensait énormément.
Sur ce film, on avait le même problème : ni l’un ni l’autre ne sommes spécialistes de la comédie Donc il a fallu apprendre : on était vraiment comme deux apprentis, deux débutants, c’était un peu paniquant et en même temps assez marrant. Parce que la comédie, ça vous glisse entre les doigts comme une truite dans un ruisseau : c’est drôle… et puis c’est plus très drôle. Les rushes sont très drôles, on les monte et c’est plus drôle. C’est fragile, c’est minutieux. Ça ne se fait pas au feeling au comme le drame ; c’est plus… métronomique et mécanique que ça.
Donc il a fallu qu’on trouve nos marques là-dedans. Et surtout le ton : à la fois, on traite sérieusement les scènes, avec de la profondeur et du propos, mais que ce propos ne vienne jamais plomber la comédie. C’est plus cet équilibre-là qui a été compliqué à trouver au montage.
Un ami réalisateur m’a dit : « c’est pas une comédie, c’est un film d’horreur, c’est un cauchemar ! »
Cédric Kahn
Avez-vous montré le film à d’autres réalisateurs ?
On ne l’a pas encore beaucoup montré. Il a été montré à Venise, dans quelques festivals étrangers ; à la presse — mais bon la presse, c’est la presse (rires). À l’équipe, mais ça n’a aucune valeur d’usage : ils étaient enchantés de se voir. À cette projection, un ami réalisateur est venu et m’a dit : « c’est pas une comédie, c’est un film d’horreur, c’est un cauchemar ! » (rires) Une directrice de production à Lisbonne m’a dit qu’elle avait pleuré de tristesse du début à la fin tellement elle s’était vue dans le personnage. Sinon, Bertrand Bonello a trouvé le film mélancolique…
Making Of de Cédric Kahn (Fr., 1h54) avec Denis Podalydès, Jonathan Cohen, Stefan Crepon, Souheila Yacoub… En salle le 10 janvier 2024