Alors que le Parlement se déchire sur le projet de loi “immigration”, sort sur les écrans Ma France à moi, où Benoît Cohen adapte l’histoire du jeune réfugié afghan hébergé par sa mère, qui va travailler d’arrache-pied pour être admis à Sciences Po. Rencontre avec le cinéaste, son modèle Mohammad Ewaz et son interprète Nawid Elham dans le cadre du Festival de Sarlat.
Tout ce que vous racontez ici est-il authentique ?
Benoît Cohen : Ma mère a réellement accueilli Mohammad il y a plus de 6 ans. J’ai commencé par écrire un livre sur leur histoire — notre histoire — Mohammad, ma mère et moi, qui a été publié chez Flammarion en 2018. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, j’ai tout de suite compris que Mohammad avait une histoire assez incroyable et je lui ai dit : « si tu m’accordes ta confiance et que tu me racontes ton histoire, on peut en faire un livre ou un film ; peut-être les deux, on verra… » À l’époque, j’étais à la fois écrivain et cinéaste. Là, on est dans le meilleur des mondes parce qu’on a fait à la fois un livre et un film.
On est parti deux jours avec Mohammad à la campagne ; il m’a raconté son histoire du début à la fin d’un trait. C’était très intense. Il m’a donné sa confiance parce que ma mère lui avait accordé la sienne en lui ouvrant sa maison. Ça a été le début de cette histoire assez magnifique. L’histoire de Mohammad est un conte de fées en soi ; le fait que cela devienne un film en est un second.
Pourquoi le choix de la fiction ? Pour toucher davantage de monde
BC. Déjà, pourquoi passer du livre au cinéma ? (sourire) Au départ, je suis cinéaste. J’ai fait un petit écart par la littérature quand je suis parti habiter aux États-Unis, où j’ai écrit un premier livre. Je voulais écrire un scénario et puis j’ai découvert la liberté de la littérature par rapport au cinéma — qui est un art que j’aime énormément, puisque je suis avant tout cinéaste et cinéphile. En littérature, il n’y a pas le poids des budgets, des intervenants (distributeurs, agents, acteurs…) Au cinéma, tout le monde donne son avis et c’est très lourd, très long, très cher. Un livre, quand on a la chance d’avoir une éditrice comme moi, ça se passe entre elle et moi. Cette liberté m’a beaucoup plu après vingt ans de cinéma.
Ce livre a plutôt bien marché en se vendant à 10 000 exemplaires. Mais ça ne reste que 10 000 personnes. Un film, surtout sur un sujet aussi important que celui-là, on espère plusieurs centaines de milliers de personnes en salle ; puis ensuite des millions de personnes quand il passe à la télé ou sur les plateformes. Ce sujet qui me tenait tellement à cœur avait du sens d’être porté à l’écran. Il se trouve en plus que dès que Fanny Ardant a eu le livre, elle m’a proposé — ou plutôt a accepté — d’être ma “mère“ de cinéma. J’avais donc deux raisons impérieuses de faire ce film : le sujet et Fanny. Car quand Fanny Ardant vous dit qu’elle veut faire un film, vous ne pouvez pas ne pas le faire !
C’est une fiction inspirée de faits réels très documentée puisque vous montrez l’existence de tout le réseaux des associations à l’œuvre. Mais à travers le personnage de votre mère, vous révélez aussi ce que l’on voit moins, le côté “dame patronnesse contemporaine“. Un revers de la médaille de l’accueil, où les bienfaiteurs “s’approprient” d’une certaine manière les réfugiés…
BC : C’est pour ça que le film s’appelle Ma France à moi et pas Mohammad, ma mère et moi. Le problème du livre était que “tout le monde était beau, tout le monde était gentil“. Ma mère est une femme extraordinaire, Mohammad est un type formidable ; et moi je suis plutôt sympa dans la vraie vie. Mais on ne fait pas un film avec ça. Il a donc fallu tordre tout cela : ma mère est devenue un peu plus dame-patronnesse qu’elle n’est en réalité ; moi, carrément un sale type… C’est comme ça qu’on a fait le film.
Cela m’intéressait aussi de montrer ce que je raconte dans le livre et que m’avait dit l’un des fondateurs de SINGA — l’association qui a fait se rencontrer Mohammad et ma mère. Pour lui, le but de toutes ces rencontres, c’était de passer à un rapport horizontal, de la charité à l’échange. Dans le film, il y a vraiment un rapport très vertical au début : « Je t’aide, donc tu fais en gros ce que je te dis » Ce rapport qui va petit à petit basculer était quasiment le fil rouge de mon film.
Et il y avait aussi cette autre chose importante : son côté positif. Je voulais changer le narratif du migrant : aujourd’hui, quand on parle de réfugiés ou de migrants, c’est toujours anxiogène. Parce que les histoires qu’on traversées la plupart des migrants — Mohammad ou Nawid — sont terribles et on les raconte comme des choses négatives. Comme les histoires qui leur arrivent une fois qu’ils arrivent en France. Pour une fois, on peut en parler de manière positive. Alors, il y a un côté un peu conte de fées, un peu irréel, mais comme c’est une histoire vraie… tout va bien !
Un conte de fées qui abrite le discours que prononce Nawid à Sciences Po, qui résonne avec l’actualité…
BC : Ce discours à Sciences Po part d’un postulat qui est : « oui, l’immigration peut être une chance pour la France, pour l’Europe etc. » De toute façon, si on parle deux secondes de politique, on n’a pas le choix : Aujourd’hui, il y a le réchauffement climatique, ces gens-là vont venir ; ils prennent le risque de traverser des mers au risque de leur vie. C’est pas pour le plaisir, c’est parce qu’il n’y a pas le choix !
Et plutôt se poser la question de savoir si on est d’accord ou pas pour accepter les réfugiés — on est en plein dedans avec le débat sur l’immigration en ce moment —, c’est : comment on fait ? Comment on fait pour que ces réfugiés soient accueillis humainement et puissent “servir“. Ça peut être un peu choquant de le dire, mais il faut se servir de toute cette force humaine, de talents, pour renforcer notre société plutôt que de repousser de manière vaine, parce que de toute façon, ça ne sert à rien. Je ferme la parenthèse politique.
Et plutôt se poser la question de savoir si on est d’accord ou pas pour accepter les réfugiés, comment on fait ? Comment on fait pour que ces réfugiés soient accueillis humainement ?
Benoît Cohen
Mohammad et Nawid, le personnage de Reza est inspiré de vos deux parcours. Comment avez-vous fait pour le composer. Avez-vous travaillé ensemble pour cela ?
Nawid Elham : Pour moi, ce n’était pas si difficile de transférer les émotions, le parcours ; tout ce qu’on a vécu avec France et Benoît. Ce n’est pas difficile de partager tout ça avec Mohammad, parce qu’il a fait le même parcours. On vient du même pays, on a vécu les mêmes difficultés… Il avait déjà lu le scénario et il le savait par cœur quand j’ai commencé à lui parler des moments un peu intimes, des dîners, des sorties avec Benoît. Je ne veux pas parler à sa place, mais je crois que pour lui, c’était aussi plus facile de comprendre ce que j’ai voulu faire et dire.
Mohammad Ewaz : Dès que j’ai vu Nawid, j’ai dit : « Merci Benoît, tu as bien choisi la personne qui va jouer mon rôle. ».
NE : Pour moi, c’était la première expérience ; avant, je ne connaissais même pas le cinéma. Dès la lecture du scénario, je me suis dit « c’est dommage que cette histoire ne soit pas partagée ». Il m’a donné envie de jouer ce rôle. J’avais envie de partager cette belle histoire.
BC : Au niveau technique, Nawid a eu le scénario, puis 6 mois de coaching trois fois par semaines. Et seulement à ce moment-là, j’ai demandé à Mohammad s’il était d’accord d’aller chez ma mère et de lui montrer comment il a passé la première fois la porte ; ce qu’il a vu, ce qu’il a ressenti, sa chambre… Et tout ça dans leur langue natale, parce que moi, je lui parlais, mais c’était forcément moins précis. Là, il a pu exprimer des sentiments très profonds. Ça a énormément nourri l’acteur. Mohammad venait souvent sur le plateau. Et à chaque fois, ils échangeaient des mots que je ne comprenais pas et des choses qui se passaient et ça transformait le jeu de Nawid. Ça a été formidable. Au fait, tu aurais voulu jouer le rôle de Reza, Mohammad ?
ME : Non, pas du tout. (rires) Premièrement, je ne suis pas acteur. Deuxièmement, je trouve que c’est… plus joli quand il y a d’autres acteurs qui jouent le rôle des personnages.
BC : Il y avait aussi un problème d’âge : entre le moment où Mohammad est arrivé chez ma mère et maintenant, 7 ou 8 ans qui sont passés. Je voulais vraiment que ce soit un gars d’une vingtaine d’années qui débarque, avec le côté encore adolescent, avec sa jeunesse. Et puis, je l’avais promis à Mohammad, il fallait que ce soit un Afghan et qu’il vienne de la même ethnie Hazara — une ethnie qui a été persécutée depuis toujours. C’était très important que ce soit pas un Pachtoune ou un Tadjik.
Je suis allé voir la directrice de production et je lui ai dit : « je veux un gars de 20 ans, qui parle bien français, mais pas trop, qui ait des papiers pour pouvoir tourner dans le film qui soit Hazara ». On a posté sur les réseaux sociaux et on a eu 400 gars qui ont présenté leur candidature. La directrice de casting a filmé une cinquantaine d’entre eux, j’en ai rencontré une vingtaine, et au milieu de tout ça, il y avait Nawid, qui était une espèce de soleil, par rapport à tous les autres.
Avec une aisance dans le jeu et surtout quelque chose d’incroyable : dès que je lui donnais une indication, il y avait une précision de réaction que je n’ai pas retrouvée même chez certains acteurs professionnels avec qui j’ai travaillé tout au long de ma carrière. Pourtant, Nawid, travaillait dans une pâtisserie comme serveur et n’avait jamais été devant une caméra. C’est une espèce de don.
Un autre personnage prend une importance progressive dans le film : celui de Lila, la petite amie de Nawid…
BC : C’était amusant, ce personnage, parce que j’ai dit à Suzy Benba qui l’interprète : « tu sais, ça va être un peu compliqué parce que tout le début de film, tu vas être une figurante. Tu sers dans le café, on te voit passer ». C’est assez rare qu’au bout d’une heure de film, un des figurants devienne un des personnages principaux.
J’aimais bien bien cette idée qu’on avait eue avec Éléonore [Pourriat, la co-scénariste, NDR], de projet de film un peu loufoque pour des raisons de casting : il y avait deux personnages principaux, joués par Cécile de France et Jean Dujardin et deux figurant derrière. Et le réalisateur se disait : « en fait, je m’en fous de Cécile de France et Jean Dujardin, ceux qui sont top, c’est les deux figurants, c’est sur eux que je veux faire le film » Et petit à petit, c’était eux qui devenaient les personnages principaux. À monter financièrement, c’était impossible (sourire) mais j’aimais bien cette idée. Donc Suzy se balade dans le café et au bout d’une heure, elle devient personnage principal.
Ma France à moi de Benoît Cohen (Fr., 1h31) avec Fanny Ardant, Nawid Elham, Suzy Bemba, Elisabeth Margoni… En salle le 20 décembre 2023