Deuxième long métrage de Ladj Ly après Les Misérables (et deuxième volet de sa trilogie), Bâtiment 5 raconte sur fond de rénovation urbaine dans une ville de banlieue le parcours croisé de deux personnages que tout oppose. D’un côté, un jeune maire fraîchement élu qui n’hésite pas à exproprier les habitants d’une tour à la veille de Noël ; de l’autre, une jeune femme engagée décidée à l’affronter sur le terrain politique. Plus qu’un film : un appel à la remobilisation citoyenne. Conversation avec le cinéaste et ses comédiens à l’occasion du Festival de Sarlat où il a raflé le Prix des Lycéens et du Jury Jeune…
Votre film Bâtiment 5 est-il autobiographique ?
Ladj Ly : Oui, c’est inspiré de faits réels. Le titre Bâtiment 5 vient d’ailleurs du bâtiment dans lequel j’ai grandi avec Nabil [Akrouti, NDR], qui est un ami d’enfance. Quand j’habitais au B5, ma porte n’était jamais fermée : j’étais au rez-de-chaussée, n’importe qui pouvait rentrer à n’importe quelle heure chez moi. Et je n’ai jamais eu aucun problème. Aujourd’hui, on parle des banlieues, on dit que c’est dangereux… On avait une vie plutôt paisible, l’ambiance est vraiment chaleureuse dans ces quartiers malgré les difficultés.
L’histoire que je raconte, c’est celle des habitants de Clichy-Montfermeil, qui ont eu à subir toutes les expropriations à cause de la mise en place du Grand Paris. À la base ces gens étaient propriétaires ; ils ont été expropriés contre 10 000 euros. Certains ont résisté jusqu’à la fin : pour la petite histoire, la maman de Nabil a été la dernière habitante à partir de la tour sur 150 appartements. Elle a résisté jusqu’au bout et à la fin, elle a été obligée de quitter l’immeuble.
Ils ont reconstruit de petits appartements. Or dans ces quartiers vivent souvent des familles nombreuses avec pas mal d’enfants. Et aujourd’hui, une population nouvelle, qui a plus les moyens, désire s’installer dans ces quartiers : on parle de gentrification.
La région parisienne est concernée, mais pas uniquement : toutes les grandes villes à l’étranger aussi connaissent la même problématique. À Toronto, on nous a dit que c’était exactement la même histoire que dans le film.
Les maires sont-ils responsables de cet état de fait ou bien est-ce lié à des décisions nationales ?
LL : Je pense que c’est beaucoup plus national, mais les maires ont aussi une responsabilité : ils font aussi des choix.
Nabil Akrouti : Pour nous, le maire est le premier maillon. C’est-à-dire qu’il est en contact direct avec sa population. Donc normalement, si le maire fait bien son travail, ça part de lui et ça remonte.
LL : Aujourd’hui, tous ces plans se mettent en place, mais les habitants ne sont ne sont jamais au courant. Du jour au lendemain, ils découvrent qu’il y a un plan et des architectes qui ont pensé à ça et à ça. Alors que la première chose à faire, ça serait déjà de se concerter avec les habitants qui connaissent leur territoires. Et au moins demander de quoi ils ont besoin. Là, ils arrivent, ils ont un projet, on les expulse, on les dégage…
La ville dans laquelle il se déroule s’appelle Montvilliers — un nom-valise forgé à partir de Villiers-sur-Marne et Montfermeil ?
LL : C’est une ville fictive, l’idée était de ne pas citer Montfermeil.
NA : Pour que tout le monde puisse s’identifier.
À quel bord politique appartiennent les élus que vous représentez ?
LL : Les députés ? On ne précise pas mais on se doute bien que c’est plutôt de droite, les Républicains… Mais j’ai envie de dire, la gauche, la droite même combat : les gens de gauche sont passés à droite, ceux de droite à l’extrême-droite. Le bourbier d’’aujourd’hui fait qu’il n’y a plus vraiment d’alternance.
NA : La frontière est beaucoup plus floue aujourd’hui entre la droite et la gauche.
Quand on propose au personnage joué par Alexis Manenti d’être maire, il répond « pourquoi pas me mettre au service des autres ? ». Est-il sincère ?
LL : Il était peut-être sincère dans cette démarche au début. Mais on sait tous qu’à un moment donné, quand on prend le pouvoir, celui-ci a tendance à faire changer les gens. Et à partir du moment où il prend conscience de son pouvoir, il fait ce qu’il a envie de faire. Il est très têtu, très borné ! Je décris vraiment un maire que j’ai connu. Et des maires comme ça en région parisienne, malheureusement, on en a plein avec des idées très arrêtées…
On le verrait bien place Beauvau…
LL : Oui, c’est la suite logique de son parcours…
Ce qui étonne, c’est qu’il soit pédiatre…
LL : Oui, j’entends : pédiatre, en lien avec les enfants, il devrait être humaniste, mais on se rend compte qu’il est loin de l’être.
Et il a une belle maison…
NA : Celui qu’on a pu côtoyer aussi (sourire)
Avez-vous calqué la séquence d’accueil “républicain” en Mairie sur des choses vues ?
LL : Je suis arrivé à Montfermeil en 1980. On avait surtout une immigration portugaise et espagnole, ensuite une immigration maghrébine, africaine. Là, les dernières immigration, c’étaient surtout des Syriens qui ont été accueillis par le Maire — enfin, pas tous : les chrétiens d’Orient. Avec le conflit en Ukraine, on se rend compte que les Ukrainiens sont très bien accueillis… On parle du “pays des droits de l’Homme“, ce serait bien qu’on accueille tous les réfugiés de la même manière, sans faire de sélection en fonction de la couleur, de l’origine ou de la religion.
L’engagement politique vous tente-t-il ?
LL : J’ai milité pendant plus de vingt ans dans ma ville, je me suis présenté. Quand on avait monté cette liste, on s’était dit que c’était un moyen, pour faire changer les choses. Je suis pour que les jeunes, que cette nouvelle génération s’intéresse à la politique, s’implique. Le problème c’est qu’on à affaire à des gens soi-disant brillants, qui ont fait des années de hautes études mais qui ne comprennent rien à nos problèmes. À un moment donné, on va peut-être prendre des gens qui ont fait des BEP ou des filières professionnelles pour essayer de changer les choses. C’est pour cela que je pense que cette nouvelle génération, avec des idées nouvelles, c’est la solution. À cette nouvelle jeunesse de créer son propre parti et de s’engager politiquement. Personnellement, j’ai mis les pieds dans ce milieu horrible, sans scrupules ; je préfère faire du cinéma (sourire)
Anta, vous incarnez justement Haby, la jeune héroïne qui essaie d’aller vers le pouvoir, partagez-vous cette idée ?
Anta Diaw : Oui, ça ça peut être un moyen de faire un peu bouger les choses. On sort à l’instant d’une projection avec pas mal de lycéens : ce qui m’a bouleversée, c’est à quel point ils sont conscients de la société dans laquelle ils évoluent. Quand on les voit, on se dit qu’il ne faut peut-être pas désespérer : il y a effectivement de l’espoir dans la nouvelle génération.
Votre personnage place son espoir dans le combat politique. Haby croit encore à la vertu des institutions et au cheminement démocratique contre la violence, contre la colère…
AD : Exactement. On voit bien dans le film qu’il y a deux idéologies. Celle de Blaz — qui lui est un peu défaitiste, qui se sent rejeté par ce système — et celle d’Haby qui elle, y croit ; croit à la démocratie et veut prouver à tout le monde qu’on a tenté la violence et que ça n’a rien changé ; au contraire : ça a fait plus de mal qu’autre chose. Peut-être qu’il serait temps de prendre le pouvoir et prouver à tout le monde que le changement est possible.
LL : La violence, on l’a vécue. Clichy-Montfermeil reste le berceau des révoltes en banlieue. On a eu Villiers-sur-Marne ; dernièrement, la mort du jeune Nahel a déclenché des violences… C’était juste incroyable de voir le niveau dramatique que la violence a atteint chez des gamins, des gamins de 12, 13, 14, 15 ans. Il faut trouver d’autres moyens de s’exprimer.
C’est aussi pour cela que j’avais vraiment envie d’avoir un personnage féminin. Déjà, parce que je pense que c’est important ; ensuite parce que les femmes font un travail incroyable dans nos quartiers et que personne n’en parle. Elles sont engagées, militent énormément, gèrent plein d’associations et sont très impliqués dans la ville… mais on ne parle pas très souvent d’elles. J’ai envie de vous dire que, oui, il serait presque temps de laisser la place aux femmes : elles ont des solutions plus appropriées. Nous, les hommes, malheureusement, on a connu un peu l’échec. Peut-être que l’avenir est là…
NA : On a parlé avec beaucoup d’associations pour pouvoir mettre le film en avant. On a été dans les quartiers pour organiser des projection et essayer d’emmener au cinéma des gens qui n’ont pas l’habitude d’y aller. Et franchement, ça m’a surpris, mais beaucoup d’associations sont gérées et dirigées d’une main de maître par les femmes. C’est les femmes du quartier qui gèrent ça. C’est impressionnant. Elles sont soutenues et c’est beau à voir. Donc des leaders, des gens qui pourraient se mettre en avant comme Haby, on en a pas mal dans tous les quartiers.
LL : Aujourd’hui, je pense qu’on a besoin d’exemples forts. Je pense qu’il y a plein de jeunes qui vont pouvoir s’identifier au personnage de Haby, qui n’est pas courant dans le cinéma : noire, issue des quartiers, musulmane, voilée, qui mène un vrai combat, c’est pas courant.
Haby a confiance en son avenir. Une certitude, même : face à la policière jouée par Karimouche, elle dit qu’elle sera la prochaine maire…
LL : C’est quelqu’un déterminée, de sûre d’elle. Et quand on est déterminé, en général, on arrive à ses fins. C’est ce que je dis souvent aux élèves dans les écoles de cinéma qu’on a créées — les écoles Kourtrajmé — : il faut de la détermination, il faut y croire, il faut bosser dix fois plus que la moyenne. À partir du moment où l’on a tout ça, il n’y a pas de raison que ça ne marche pas.
Un film peut-il changer les choses ?
LL : Changer, je ne sais pas Mais en tout cas, en tant qu’artistes, c’est un peu notre rôle de dénoncer, de témoigner, de dire ce qu’on vit dans ces quartiers. Si déjà les gens pouvaient se rendre compte des difficultés, ça serait déjà une petite victoire. Les Misérables a eu un impact énorme, les politiques se le sont accaparé — Macron a vu film, il a dit qu’il allait trouver des solutions pour les quartiers ; finalement, il n’a rien fait. Mais au moins, ils ne diront plus qu’ils n’étaient pas au courant de ce qui se passe à l’intérieur.
Bâtiment 5 débute avec deux morts parallèles. Leur traitement est rigoureusement différent : l’un peine à s’extraire d’un appartement puis d’un immeuble ; l’autre est pris en charge immédiatement à l’hôpital. D’emblée, on voit une différence fondamentale de classes entre deux citoyens…
LL : L’image de cette séquence où l’on descend le cercueil du quatrième étage est terrible. J’ai justement pris le temps de la faire durer parce que ça décrit ce que ces gens vivent dans ces quartiers. On vit dans des conditions difficiles… et on meurt dans des conditions difficiles, et ça résume un peu l’état de ces quartiers.
Faisons un saut dans le temps vers la fin du film. Pensez-vous qu’il s’achève sur l’idée d’une renaissance ?
LL : Quelque part oui, parce qu’on finit par ce plan de drone qui s’élève à travers le ciel ; on voit ces tours et ce fameux Bâtiment 5 et plein de bruits d’exposions. On imagine que cette tour va tomber et qu’on pourra reconstruire un nouveau modèle.
Justement, un grondement se fait entendre ; est-ce l’immeuble qui vacille parce qu’il a réellement été fragilisé ou bien celui d’une foule ?
LL : C’est un tout. C’est un grondement de colère, le grondement de cette tour qui va s’effondrer à tout moment. Ces habitants ont été expulsés sous prétexte que la tour allait s’effondrer, alors qu’on sait tous qu’une tour en béton armé comme ça, construite dans les années 1950 ne tombe pas comme ça.
Bâtiment 5 de Ladj Ly (Fr., 1h40) avec Anta Diaw, Alexis Manenti, Aristote Luyindula, Steve Tientcheu… (en salle le 6 décembre 2023)