Comédie musicale écrite et composée par Serge Gainsbourg pour Anna Karina, Anna sort pour la première fois sur grand écran, après plusieurs années d’invisibilité. Une curiosité à bien des égards…
Publicitaire branché et dragueur, Serge découvre un jour sur une photographie le visage d’une jeune femme. Obsédée par cette inconnue, il fait recouvrir les murs de Paris d’affiches à son image dans l’espoir de la retrouver — sans succès. Celle-ci travaille pourtant à ses côtés comme coloriste et s’appelle Anna. Souffrant aussi de solitude, Anna espère que Serge fera attention à elle au lieu de courir à la poursuite de sa chimère…
Chaînon manquant entre Une femme est une femme, Blow Up et Mister Freedom, Anna est une singularité dans le cinéma des années 1960. Ne serait-ce, déjà, parce qu’il s’agit d’un téléfilm, d’une comédie musicale et qu’il encapsule de manière assez prodigieuse l’atmosphère de son époque au bord d’un glissement culturel d’importance. Comme une photographie en mouvement et en sons de ce moment où la Nouvelle Vague se fait télescoper par l’esprit Carnaby Street ; où la mode pop et vitaminée de Dim Dam Dom s’impose comme un nouveau standard et la jeunesse prend le pas sur ses aînés : nous sommes quand même en 1967, à l’aube du grand chambardement générationnel.
1967 est aussi une année charnière pour Serge Gainsbourg sur le point de connaître (enfin) le succès comme interprète et à l’aube de sa féconde relation avec Bardot — suivra en effet l’album Initials B.B. Ce qu’il produit ici avec l’aide de Michel Colombier aux arrangements esquisse également les contours de son œuvre à venir la décennie suivante, centrée sur des albums-concepts, en général portés par des histoires d’amour malheureuses (Histoire de Melody Nelson; L’Homme à la tête de chou…). Anna ressemble ainsi à un tâtonnement orné de quelques joyaux, à l’instar de l’envoûtant Sous le soleil exactement chanté à la perfection par Anna Karina. La postérité de ce titre a longtemps non seulement supplanté la version de Gainsbourg sur l’album Jane Birkin – Serge Gainsbourg (1969), mais aussi oblitéré l’existence d’une comédie musicale mise au placard pour cause d’origine ORTFienne.
Écran total
Combien de téléfilms “de prestige” pourraient aujourd’hui revendiquer un générique de cette nature, avec des seconds rôles tels que Marianne Faithfull, mais aussi une pareille liberté formelle ? Car avec Willy Kurant à l’image, Anna offre aussi une stupéfiante juxtaposition de tableaux et d’univers volontiers oniriques. Une collection d’ambiances visuelles où les grands angles anamorphosants voisinent avec les symétries kubrickiennes ; dans lesquelles la vie prise sur le vif (et dans la rue) rejaillit à l’écran dans toute sa lumière… et toutes ses couleurs. Quand on sait que lors de sa première diffusion en janvier 1967, la couleur n’était pas encore disponible à la télévision — elle n’apparaîtra qu’en octobre de la même année —, on peut parler d’un gâchis originel… que Malavida répare en sortant cette version restaurée par l’INA.
Ne crions pas toutefois au chef-d’œuvre : question play-back ou synchro dans les chorégraphies, Anna ne peut rivaliser avec Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy sorti la même année. On peut même noter un certain *dilettantisme* dans l’interprétation vocale de Brialy — bon camarade, Gainsbourg le double partiellement sur quelques mesures, ce qui laisse supposer que ses prestations chantées devaient être gratinées. Malgré cela, son lipdub anarchique comme ses yodels involontaires renforcent la fragilité du personnage de Serge, égaré dans sa lubie et Paris, anticipant un Duris ou un Garrel chez Christophe Honoré. Le surplus de charme se réfugie parfois dans une petite dose d’imperfections.
Anna de Pierre Koralnik (Fr., 1h30) avec Anna Karina, Jean-Claude Brialy, Serge Gainsbourg… (1967- en salle le 29 novembre 2023)