Lauréat du Prix Goncourt 2023 pour Veiller sur elle (L’Iconoclaste), Jean-Baptiste Andrea renoue avec la tradition de ces romans-mondes débordant de rebondissements, où les trajectoires des personnages sont percutées par l’Histoire. Immersion dans le mystère de la création artistique, voyage dans l’Italie pré-fasciste, amitié au long cours entre deux êtres singuliers — Mimo le sculpteur “ayant oublié de grandir” et Viola la jeune femme rebelle au savoir encyclopédique — mais opposés par la naissance, Veiller sur elle envoûte autant le lecteur qu’il le fascine par son style. Conversation-fleuve avec l’auteur.
Veiller sur elle est l’un des tous premiers romans à avoir eu l’heur d’être revêtu d’un bandeau rouge puisqu’il a décroché le Prix du Roman FNAC au mois d’août avant le Goncourt. Quand on est dans la phase d’écriture, se projette-on dans la réaction des lecteurs et des jurys ?
Jean-Baptiste Andrea : Non, heureusement ! Quand on écrit, on ne pense pas aux prix — j’espère. La majorité des gens que je connais — mes amis autrices et auteurs — sont dévorés par l’histoire, c’est une sorte de lutte à bras-le-corps contre cette histoire pour essayer de la coucher sur le papier, de la faire capituler et la livrer dans sa forme la plus parfaite.
Quand j’ai écrit Veiller sur elle, qui était un roman beaucoup plus ample que ceux j’avais faits jusqu’à présent, je ne me suis pas dit que j’allais écrire un roman plus long. Il l’est devenu parce que pour raconter cette histoire-là, il fallait que je prenne le temps. Au milieu de l’écriture, je me rappelle très bien m’être dit à une ou deux reprises : « si ça n’intéresse que moi, je suis vraiment mal barré : j’aurai passé beaucoup de temps et mis beaucoup d’amour dans ce roman. Si je suis tout seul à l’aimer, je vais beaucoup pleurer. » Finalement, j’ai beaucoup pleuré, mais pour d’autres raisons il y a quelques jours, et c’était beaucoup plus agréable !
Chaque roman est un peu une bouteille à la mer qu’on envoie, en voyant si elle flotte
Jean-Baptiste Andrea
Chaque roman est un peu une bouteille à la mer qu’on envoie, en voyant si elle flotte. On ne peut absolument pas soupçonner ce qui va se passer… d’autant qu’il y a des très bons romans qui sont complètement ignorés… et il y a des éléments des romans pourris qui sont encensés — très généralement, je ne parle pas de la rentrée de cette année. C’est absolument imprévisible tout ce qui peut arriver.
Comment aurait-il pu ne pas intéresser, dans la mesure où il y a autant d’entrées différentes ?
Justement. Il y a une mélodie dans ce roman qui est l’histoire horizontale et beaucoup d’harmonies — pour ceux qui aiment la musique — parce qu’il y a énormément de résonances verticales et de niveaux de lectures qui enrichissent le roman en art, en politique ; le rapport avec la religion… Et même une légère touche de fantastique possible pour ceux qui pourraient y être sensibles… même si en fait, il n’y en a pas. Mais il y en a. Tous ces niveaux-là, c’est moi, c’est ma vie, c’est comme ça que je vois le monde. À plusieurs reprises, je me suis dit que ça n’allait pas passer, que les gens n’allaient pas comprendre.
Et en plus — pour ajouter à la complexité de l’affaire — il y a une sorte de thriller métaphysique : le mystère d’une œuvre d’art cachée par le Vatican qui tient tout le roman. Mais si les gens devinent ce truc-là ; si c’est d’une simplicité absolue, est-ce qu’ils vont lâcher le roman sans être pris dans le flot d’une histoire ? Donc c’est très difficile de savoir si quelqu’un va apprécier. Maintenant, évidemment, je suis beaucoup plus rassuré. Indépendamment des prix, j’ai eu mes premiers retours. Je vois que ce que voulais raconter est passé. Mais c’est parfois dur de partager ce qu’on a dans la tête. Et je voulais exprimer tout ce que j’étais dans ce roman.
Vous êtes-vous fait un “cahier des charges“ comme Perec avant d’entamer la rédaction afin que tous ces éléments soient ordonnés ?
Chez moi, ce ne sont pas des concepts. Maintenant, évidemment, j’analyse et je post-rationalise certaines choses : toutes ces résonances, elles sont naturellement là dans les idées que j’ai exprimées et les idées que j’essaie d’exprimer sont les idées qui me font vibrer. Par contre, il y a un vrai travail de structure sur le roman — sur tout mes romans. D’abord, je commence souvent un roman par la fin. Pour moi, une idée c’est une fin. À partir de là, je déconstruis ou je le reconstruis, c’est comme un big bang. Cette fin, l’idée originale de ce roman, c’est cette statue mystérieuse, j’adorais cette idée : le pourquoi du mystère et comment le construire. Il faut donc étirer ce noeud, ce noyau, pour en faire une histoire.
J’ai passé dix mois à mettre des idées sur le papier à la plume et au stylo, sur un carnet rempli de notes de toutes les couleurs pour ne pas qu’elles se mélangent. Parfois, ça m’arrive de perdre un idée tellement je charge les pages. C’est très important pour moi la construction : pour savoir, avoir un déroulé, un milieu, une fin et quand même des scènes-clefs. Ça me permet justement de me lâcher complètement sur l’écriture. Au moment où je me mets enfin devant mon ordinateur pour écrire le texte, je n’ai pas à me préoccuper de ce qui va se passer après telle ou telle scène. Je suis simplement disponible à la voix de l’histoire qui se raconte à travers moi : j’ai ma première scène (abbaye, Piémont, un homme se meurt — ça, c’est mon carnet). Je n’ai pas pas à me demander quelle sera la deuxième scène puisque c’est écrit sur mon carnet : « dans la tête de l’homme qui se meurt, il se présente, qui est-il ? » Je peux écrire cette scène naturellement.
J’écris d’un jet, avec très peu de corrections. Après, je le donne à mon éditrice et en général on se refait un passage : « tiens, tu peux éclaircir ce point ; ça c’est un peu lourd etc. » Mais ce que je remets à mon éditrice est probablement à 85-90% pour celui-là ce que vous lirez. Je ne veux pas travailler le style — ça ne veut pas dire qu’il n’y en pas, au contraire — j’espère —, mais qu’il soit justement très naturel. Ce premier jet me plaît, il passe par un gros travail de la forme, de la structure, des enchaînements : quelle scène où, pourquoi, quel rythme ?…
Du rythme à la musicalité… Veiller sur elle repose sur une écriture très sensorielle via les odeurs hespéridées des plantations d’orangers ; la beauté des œuvres de Fra Angelico ou de Mimo ; les bruits et le silence ambiants ; les impressions éprouvées au contact de la pierre par les sculpteurs, la saveur vénéneuse des alcools dont Mimo abuse etc. Tous les sens sont convoqués…
En fait, j’absorbe toutes ces informations par mes sens et j’écris par les sens : je ne suis pas du tout dans un courant français intellectuel — ça ne veut dire que ce n’est pas intelligent, j’espère. Il y a eu beaucoup de littérature liée à l’émergence de la figure de l’intellectuel après la Seconde Guerre mondiale en France ; une littérature très intellectuelle, par opposition à une littérature anglo-saxonne plus dans l’action. Je ne suis pas complètement dans la tradition anglo-saxonne d’ailleurs, plus italienne sur le volet sensuel : j’aime regarder la nature, j’aime regarder les gens et j’écris comme ça. Je ne suis pas intellectuel quand j’écris ; je ne me dis pas : « qu’est-ce que je veux raconter ? » Quelque chose me touche et après, je peut déconstruire bien sûr pour savoir pourquoi ça m’a touché, mais ce n’est pas un exposé ni un essai pour moi. C’est tout contraire : la joie de la littérature est dans la sensorialité et la sensualité.
La joie de la littérature est dans la sensualité.
Jean-Baptiste Andrea
Et à la différence des auteurs qui écrivent sur leur nombril, vous préférez avec Mimo un héros à hauteur de nombril…
(sourire) Je n’y avais pas pensé, mais on pourrait le présenter comme ça. Il y a de très beaux livres qui ont été faits dans ce genre-là, mais on pouvait s’irriter de la prédominance de l’auto-fiction dans la littérature française, c’est certain. À l’inverse, je n’ai pas envie que le romanesque écrase toute forme de littérature ; c’est quand même sympa qu’il y ait une forme d’alternance.
Je crois que c’est pour ça que ce livre a eu ce bouche a oreille et qu’on m’a donné ce très beau prix : les gens viennent en salon me dire : « enfin, vous nous racontez une histoire » C’est quand même paradoxal qu’on vienne me dire cela. On peut faire de très bons livres d’auto-fiction, mais je crois que la fonction de la littérature est de raconter une histoire. Un bon livre d’auto-fiction est un livre qui raconte une histoire. L’auto-fiction, contre laquelle on a pu s’irriter un peu, est justement celle qui tourne à vide et qui consiste juste à raconter une histoire de l’auteur sans parvenir à toucher la lectrice ou le lecteur. Et donc sans parvenir à l’universalité. Un livre doit parvenir à l’universalité ; c’est pas quelque chose de moi que je vous jette à la figure. On doit se retrouver dans ce livre.
L’auto-fiction contre laquelle on a pu s’irriter est celle qui tourne à vide et qui consiste juste à raconter une histoire de l’auteur sans parvenir à toucher la lectrice ou le lecteur (…) Un livre doit parvenir à l’universalité.
Jean-Baptiste Andrea
Pour moi, la forme romanesque pure, par définition, est celle qui nous raconte des histoires. C’est mon credo, ce que j’adore ; le seul truc que je faisais à peu près bien enfant et que j’ai développé toute ma vie, c’est de raconter des histoires. Je n’ai pas à raconter la mienne, elle n’est pas si intéressante que ça, je n’en ai pas envie. Je la raconte par petits touches : ce qui me bouleverse, ce qui m’émeut, ce qui me choque, ce qui me chagrine, à travers mes livres et à travers quelque chose où vous vous reconnaissez aussi, j’espère. Et que vous partagerez la même expérience humaine, d’émerveillement et de souffrance — et c’est là qu’on se rejoint dans ce livre.
Toucher à l’universalité par le romanesque, par l’épique, par l’épopée ou par le récit parfois picaresque, c’est un postulat hugolien…
Oui, mais c’est le postulat des grands mythes de l’humanité. La littérature a une fonction assez dure à définir, mais qui est vraiment magique au début : de repousse la la nuit. La création apparaît probablement au moment où l’on invente le feu. Et cette fonction magique reste en écho pour moi dans tout mon livre ; c’est pour ça que je pense qu’un bon livre vous émeut. C’est une forme de transcendance : ça nous connecte soit avec quelque chose de plus grand que nous, soit avec notre grande histoire et les millards de personnes qui nous ont précédés ; les milliards d’histoires qui ont été racontées. J’aime cette idée qu’on raconte toujours la même histoire d’une certaine façon. D’ailleurs, c’est le postulat de Hollywood aussi : raconter une histoire qui prend une forme universelle.
C’est ce que disait Frazer dans Le Rameau d’orouCampbell dans Le Héros aux mille visages (dont George Lucas s’est inspiré pour écrire Star Wars) : tous les mythes de l’humanité obéissent à la même construction. Tous ! Qu’on aille au fin fond de l’Islande ou en Australie, les mythes des cultures qui n’avaient aucun contact entre elles obéissent aux mêmes schémas d’un héros qui reçoit un appel, qui part, etc. J’aime qu’il y ait ce courant profond, parce que ce n’est sûrement pas par hasard si des cultures qui n’ont aucun contact entre elles écrivent des histoires avec le même schéma, il y a quelque chose qui résonne dans nos cellules — ou alors c’est magique, je ne sais pas ! En tout cas, c’est cette chose que je veux toucher, capturer. Pour moi, quand un livre ne la capture pas, ce n’est pas un bon livre.
Vous parliez de résonance. N’y a-t-il pas dans Veiller sur elle concernant la propriété Orsini un écho lointain à la demeure des Finzi-Contini — avec, évidemment, une polarité inversée question politique ?
J’adore qu’un livre soit un carrefour de mille autres livres : on est tous sur cette sorte de toile immense. Bien sûr, qu’il y a cette résonance-là ; il y en a plein d’autres : Umberto Eco — tout en ayant rien à voir avec lui — est là aussi.
Lorsque vous êtes dans une phase d’écriture, éprouvez-vous la nécessité de vous fermer à tout ce que vous avez pu lire ou voir ailleurs — puisque vous êtes aussi un homme d’image ? Ou bien vous faut-il vous réimprégner de certaines choses pour étoffer votre propre inspiration ?
Alors j’aurais tendance à me fermer. Si j’identifiais une influence, je la fuirais. Si je me dis qu’une idée est traitée ailleurs et qu’elle me paraît trop proche, je la fuis. En revanche, j’ai beau me fermer, je suis quand même le produit de tout ce que j’ai lu et vu, aimé, détesté même, pendant mettons 46 ans si j’ai lu à 6 ans. C’est un peu comme l’eau qui passe pendant des siècle avant de sortir : il y a des trucs que j’ai vécus il y a très longtemps qui ressortent…
Des résurgences ?
Exactement. Des résurgences d’émotions. D’ailleurs, il y a pas mal d’eau dans ce roman qui remonte à la surface. C’est inévitable et c’est bien parce que ça a été filtré, transformé et ça reste moi.
Quand j’écris, je ne lis pas d’auteur français, parce j’aurais trop peur d’éponger le style : si c’est bien foutu, je pourrais être tenté… Comme quand on roule la nuit et qu’on regarde les phares, on pourrait avoir tendance à dévier légèrement à contre-sens. Là, c’est un peu pareil, donc je lis beaucoup en anglais parce que j’ai un pied dans les deux cultures grâce à ma belle-famille et mon histoire dans le cinéma : j’ai écrit mon premier film en anglais ; c’est une langue que j’adore. Donc je lis en anglais parce que ça me libère la phrase française. C’est comme lire Rimbaud : c’est tellement barré que vous n’allez pas l’imiter. Ça vous décrasse le cerveau.
Lire en anglais me libère la phrase française. C’est comme lire Rimbaud : c’est tellement barré que vous n’allez pas l’imiter. Ça vous décrasse le cerveau.
Jean-Baptiste Andrea
Pas d’italien ?
J’aimerais bien, mais je suis incapable. Je comprends très basiquement.
Inventer le village de Pietra d’Alba, est-ce une manière de raccrocher à cette Italie lointaine et familiale ?
Oui oui, tout à fait ! Je suis origine italienne, mais on ne m’a pas transmis l’Italie. On ne m’a pas “fermé“, mais on n’a pas transmis l’Italie dans le sens où les Italiens — les “Macaroni” — qui arrivaient cherchaient à faire oublier qu’ils étaient italiens pour se faire passer pour de bons Français. Beaucoup de gens ont tendance à l’oublier, mais il y a eu des émeutes raciales et des morts. Ma mère ne peut pas me dire quand ma grand-mère est arrivée en France — je trouve ça saisissant, car on ne parle pas d’aïeux du XVIIIe siècle. Ça dit quelque chose, cette coupure. À l’inverse, on m’a emmené en Italie quand j’étais ado, ça a compensé. Ça m’a énormément donné envie de me reconnecter avec ces racines ; je suis certain que c’est ça qui ressort de mon envie d’écrire sur l’Italie, notamment dans ce roman. Mais je m’étais un peu interdit de le faire avec ce genre de verrou imbécile qu’on se pose : « ouais, mais je suis français, pas italien ; est-ce que je suis légitime ? » Laurent Gaudé, sans le savoir m’a beaucoup aidé : j’avais adoré Le Soleil des Scorta que j’avais lu il y a très longtemps. Je me suis dit : « si Laurent Gaudé a le droit de créer sur l’Italie, moi aussi ! » D’ailleurs, ça marche bien pour le Goncourt (rires)
Veiller sur elle raconte aussi une autre époque. Ce n’est pas pour autant un livre SUR le montée du fascisme, mais celle-ci vient se greffer dans l’histoire de vos personnage principaux… ce qui rend son traitement plus intéressant d’un point de vue historique puisqu’on en suit les contrecoups, les échos…
Je voulais pas faire un livre historique, paradoxalement. “Livre historique”, ça ne veut rien dire : on s’imagine que c’est le sujet principal. Et qu’il y a des personnages qui servent la narration de la grande Histoire. Ici, c’est l’inverse : la grande Histoire sert la petite histoire, qui est la plus importante. Ce sont nos luttes du quotidien ; ici, c’est une histoire d’amour, de l’amitié, deux êtres qui se battent contre le reste du monde mais aussi entre eux et contre eux-mêmes. Des histoires d’êtres humains, donc, et la grande Histoire et l’amplifications de nos problème du quotidien finalement… qui ne sont pas si petits que ça.
J’étais assez au point sur l’histoire du fascisme parce que dans mes études, un des rares trucs que j’avais aimés, c’était l’histoire de toute cette période. Mais en replongeant dans certains faits pour vérifier que ma mémoire n’avait pas trop rouillé, je me suis aperçu que la Marche sur Rome n’était pas ce que je croyais.
J’avais l’impression que c’était une sorte de grand mouvement inévitable ; une armée qui déferle sur Rome, le roi capitule et donne le pouvoir à Mussolini. En fait, la Marche sur Rome, c’est une bande de petit tyrans de cour de récréation mal armés qui marchent sur Rome et Mussolini, en grand leader qu’il est, tremble dans son pantalon et reste à Milan prêt à partir en Suisse si ça tourne mal parce qu’il pense l’armée italienne prête à agir. Et le roi, pour une raison que je n’ai pas percé à jour, peut-être parce qu’il est à l’écoute des mauvaises voix, laisse faire. Il démet le gouvernement et met Mussolini au pouvoir. Ça se joue sur une capitulation, qui n’est pas capitulation militaire, complètement improbable. Ça se joue sur une lâcheté du quotidien d’un mec. C’est ça qui m’intéresse dans la Marche sur Rome : c’est un type qui prend une mauvaise décision. Pas une lutte d’armées avec l’une qui est écrasée et l’autre qui gagne. C’est complètement fou que le destin de l’humanité soit influencé par une mauvaise décision. Si ces types-là sont en train de marcher sur Rome avec leurs trucs dépareillés et leur fourche, c’est une succession de petites lâchetés qui fait qu’on ne les a pas empêchés avant.
C’est complètement fou que le destin de l’humanité soit influencé par une mauvaise décision.
Jean-Baptiste Andrea
Ça rend d’autant plus importante la connaissance de l’Histoire…
C’est exactement le cliché : « si on veut connaître l’avenir, il faut se tourner vers le passé. » Un bon cliché est souvent très vrai.
S’il ne s’agit pas d’un “récit historique”, il y a malgré tout quelques figures historiques authentiques que vous insérez au fil du roman. Certaines de manière anecdotique comme le Suisse Giacometti ; d’autres plus importante comme Eugenio Pacelli, le futur pape Pie XII. Comment choisit-on des figures aussi iconiques, emblématique ?
Précisément parce que j’ai le culte de la fiction ; j’adore ça. Je pense que la bonne fiction est vérité : au même titre qu’un essai, la fiction capture la vérité. Les grands auteurs que j’aime ont capturé une forme de vérité absolue émotionnelle, psychologique. Parfois, certaines sont visionnaires ; prédisent l’avenir à travers la forme fiction. Je crois fermement au pouvoir de la fiction.
À partir du moment où la fiction est vérité, je pouvais justement me permettre de ramener dans ma fiction des personnages historiques. Et leur donner un rôle qui n’ont pas eu — parce que là, je fictionalise certaines de leurs actions — sans pour autant, j’espère, trahir en fait leur vraie trajectoire. Je m’écarte un peu de la réalité historique, mais on n’est pas dans la dystopie ; je n’aimerais pas trop faire ça. Ils servent à crédibiliser ma fiction encore plus, à brouiller les frontières et à dire que ça a beau être de la fiction, c’est bien de la réalité. Peu importe s’ils n’ont pas fait exactement ça : ils auraient pu dans leur chemin de vie réel. Ces frontières troubles me plaisent.
Je crois fermement au pouvoir de la fiction.
Jean-Baptiste Andrea
Pour asseoir la crédibilité de Mimo, il faut faire en sorte de croire aux œuvres qu’il crée. Sans parler évidemment de la statue dont le secret est percé à la toute fin du roman, vous avez dû inventer ses sculptures et les (d)écrire…
Oui, il fallait effectivement inventer les œuvres de Mimo ; inventer le pourquoi, ce qu’elles avaient de plus que les autres statues qui font de lui un géant. Je me suis mis dans la peau de Mimo le sculpteur. Et là, pour le coup, j’ai eu un abord un peu intellectuel : si j’étais sculpteur, qu’est-ce que je chercherais à faire de différent ? Mimo, ce n’est pas seulement dans la technique, mais dans la façon dont il aborde les œuvres qu’il déroute souvent beaucoup ses commanditaires. Parce qu’il fait toujours un pas le côté, il ne fait jamais exactement ce qui lui est commandé ; il y a toujours un regard un peu différent…
C’est aussi l’abord de tout art : pour moi, une bonne idée, une idée qui me plaît, me paraît un peu différente ou décalée par rapport à ce qui a été fait. A priori, l’idée qui court le long de ce roman, le mystère de cette statue, n’a pas été abordé avant — d’ailleurs, ça m’effrayait un peu. Donc j’essaie aussi de décaler, je projette aussi cette originalité que je cherche dans le personnage, dans les petites choses du quotidien, pas dans une forme ou une langue bizarre ou expérimentale ; au contraire : ramener l’originalité dans une forme traditionnelle, c’est vraiment mon combat en tant qu’écrivain.
De même que Mimo est un sculpteur classique dans la forme produisant du décalage, vous êtes peut-être à votre manière un auteur classique dans la forme, faisant quelque chose de décalé…
J’adore cette définition, c’est vraiment ce que j’aime. J’adore prendre quelque chose de traditionnel, même parfois des clichés, des choses très simples qui ont été faites avant, et faire quelque chose de très légèrement différent. Parce que de toutes façons, ce n’est pas la peine de chercher : on écrit toujours une histoire, tout a été dit, tout a été raconté. Bien sûr, on peut réinventer la forme, je ne suis pas du tout contre. Mais l’exercice du léger décalage par rapport à la réalité — on le voit dans le fantastique — suffit à générer un sentiment très puissant. Par exemple, soit on fait un film d’horreur, soit on fait un léger décalage de la réalité et alors là, on a de très bon films fantastiques. Il y avait Låt den rätte komma in (Morse) de Tomas Alfredson qui est un des plus beaux films fantastiques que j’ai jamais vus ; ou L’Orphelinat de Bayona qui est très, très émouvant. Je ne cherche pas du tout l’inquiétude, je veux juste d’illustrer le fait qu’un très, très léger pas de côté suffit dans une forme traditionnelle à générer une émotion très puissante. J’adore cet exercice-là donc effectivement, c’est une grande fresque historique, narrative-machin. Mais c’est la mienne et j’espère qu’elle a cette originalité là.
Les auteurs conservent toujours une part de tendresses à leurs personnages même lorsque ces derniers sont d’affreux salauds. Vous arrive-t-il d’avoir de la détestation pour certains d’entre eux, y compris pour vos héros ?
Non, non. Je les adore avec tous leurs défauts, vraiment ! Parce que je sais pourquoi ils sont comme ça, parce que j’ai accès à leur psyché la plus profonde. Je sais pourquoi Mimo ou Viola se comportent de manière parfois insupportable. Mais ça va plus loin : je n’ai même pas de détestation pour les personnages détestables de mon roman. Je sais qu’ils sont détestables ; je sais qu’en vrai, je les détesterais ; je les déteste leurs actions, mais je ne les déteste pas eux puisque, une nouvelle fois, je le sais pourquoi ils sont devenus comme ça.
Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andrea, L’Iconoclaste, 584 p. (10h de lecture)