Zweig avait écrit 24 heures de la vie d’une femme ; Schipper, lui, en filme 2h14. Les effets de la déflation, sans doute…
Berlin, une boîte de nuit. Fin de soirée pour Victoria, qui s’accorde un dernier shot avant de rentrer… pour aller travailler. À la sortie, elle est abordée par Sonne, Boxer, Blinker et Fuss, quatre pieds nickelés aussi rigolards qu’éméchés, avec lesquels elle fait un brin de causette et un bout de route. Le carré de copains l’emmène sur un toit d’immeuble pour boire des bières, avant que Sonne ne la raccompagne au café où elle officie. Leurs chemins semblent alors se séparer en douceur, mais Boxer a une dette à régler nécessitant le concours de quatre personnes. Or Fuss est trop ivre pour participer. Victoria accepte d’aider ; une spirale de violence commence…
Temps réel
L’idée de Sebastian Schipper consiste à s’attacher à son héroïne-titre, à la suivre en continu pendant une fin de nuit. En théorie, ce film est donc un plan-séquence, tourné d’un seul tenant, comme l’avait été en son temps Timecode de Mike Figgis (1999). Ce très fort désir de performance technique conditionne sa narration, son style : la caméra est pareille au regard d’un personnage fantôme, elle nous offre une subjectivité désincarnée, au milieu de l’action. Mais au-delà du projet symbolique, et de la nécessaire virtuosité qu’il demande (même si l’on suppose — soupçonne — une nécessaire intervention en postproduction pour « effacer » quelques petites bavures), qu’est-ce que tout cela apporte ? Pas grand chose, si ce n’est, cruel paradoxe, la légitimation de l’usage de l’ellipse !
Débuts difficiles
Le temps est une chose absolue (encore que : discutez-en avec des astrophysiciens…), mais sa perception, relative. Ce que l’on tolère comme durée morte dans la « vraie vie » prend des dimensions effrayantes rapporté sur un écran : le cinéma joue un rôle d’amplificateur. Parallèlement, le contrat implicite liant une fiction à un public repose sur la promesse d’un « spectacle », au sens large : un film doit tenir un enjeu dramatique fort. Or Victoria est déséquilibré par sa première partie, clairement surdimensionnée : une incohérence qui résulte du pari du temps réel et de la nécessité de faire basculer une vie en 2h14.
Schipper impose une éprouvante heure de mise en place avant de passer aux choses sérieuses. Autant l’intensité, l’adrénaline de la seconde heure tient en éveil les esprits, autant l’installation de la première est laborieuse : la reproduction exacte d’événements à faible intérêt provoque une inévitable perte d’attention. Quelques passages anesthésiants, marquant (plus ou moins) les scansions entre les actes, sont, au reste, recouverts par de brèves parenthèses musicales. Choix étrange, qui « casse » la dynamique théorique du film en continu.
Pâté d’alouette
Sorti de cette problématique, la seconde moitié se révèle plutôt intéressante. Avec peu de surprises, cependant, quant à l’intrigue policière, mais musclée dans sa réalisation — c’est ce que l’on attend de ce genre de procédé de caméra subjective et de plan-séquence. Mais si tout le reste n’a vocation qu’à valoriser le grand morceau de bravoure du film, à savoir le braquage et la cavale, cela fait beaucoup d’enrobage pour très peu de matière forte au finale. Si Victoria fait recette, ce sera en empruntant celle du pâté d’alouette…
Victoria, de Sebastian Schipper (Policier/Drame, Allemagne, 2h14), avec Laia Costa, Frederick Lau, Franz Rogowski … Sur les écrans le 01/07/2015.